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01
décembre

Les chiites, menace réelle ou paranoïa inutile ?

Quoique musulmans à part entière, les chiites sont perçus, et par les fondamentalistes et par les autorités, comme une menace pour la stabilité en Algérie.

Mais les pratiques chiites représentent-elles vraiment un danger pour le pays ? Sont-elles conformes à la loi algérienne ? Quel sens donner à la liberté du culte dans un pays qui prétend défendre toutes les libertés ?

 

Du point de vue légal, l'Etat algérien, dont la religion est l’Islam, garantit le libre exercice du culte dans le cadre du respect des dispositions de la Constitution, des lois et règlements en vigueur. Un Etat qui garantit, également, la tolérance et le respect entre les différentes religions.

Paradoxalement, le ministre des affaires religieuses et des waqf, Mohamed Aïssa a annoncé au mois de juin dans une interview au quotidien algérien Le Soir d’Algérie, qu’un « décret présidentiel relatif à l’organisation de la création d’associations à caractère religieux, sera promulgué prochainement »

L’objectif d’une telle loi, selon lui, est de « sécuriser et immuniser l’Algérie dans sa pratique religieuse »

Evoquant expressément la menace provenant des chiites, il a expliqué que « il y a eu effectivement démantèlement d'une secte chiite. Lorsque nous évoquons le chiisme, il s'agit de prosélytisme »

 

 

Mohamed Aissa a parlé de façon générale de courants religieux qui « ont profité des perturbations intervenues dans le monde arabo-musulman, via ce qui est appelé le Printemps arabe pour conforter leur place en Algérie et tenter de déstabiliser le pays (…) Depuis ledit printemps arabe, nous remarquons que certaines mouvances tentent de prendre pied en Algérie. Elles veulent substituer l'appartenance à l'islam par l'appartenance à la secte. Elles veulent substituer l'appartenance à l'Algérie par l'appartenance aux rites. Subitement, ces sectes et ces rites veulent nous imposer une appartenance étrangère car il y a une interdépendance. »

 

Un communiqué de l’ambassade d’Irak jette de l’huile sur le feu

 

La menace chiite est régulièrement brandie, souvent exagérée, notamment par les salafistes dans tout le monde arabe. En Algérie elle a resurgi au moins de juin, quand l’ambassade d’Irak en Algérie a publié un communiqué, invitant les Algériens à effectuer un pèlerinage chiite et à se rendre dans des lieux saints chiites en Irak. Le gouvernement a immédiatement riposté. « Il y a une intention de diviser l’Algérie sur une base sectaire et rituelle (…) nous sentons qu’il y a une intrusion étrangère pour fragiliser la frontière algérienne intellectuellement» a déclaré Mohamed Aissa en annonçant la « création d’un observatoire national de lutte contre l’extrémisme et le fanatisme religieux » dont l’objectif affiché est de « protéger et préserver la référence religieuse nationale fondée sur le rite malékite».

 

Quoi qu’il en soit, des jeunes basculent peu ou prou vers le chiisme, c’est une réalité. Ces religieux dont le nombre est méconnu, sont disséminés dans les villes de Bensekrane (Tlemcen) Aïn Témouchent, et Oran, pour ne citer que l’Ouest algérien.

 

Le docteur Abderrazak Guessoum, président de l’association des oulémas s’en désole, discours prosélyte du sunnisme à l’appui « Expliquez-moi ce qui pousse l’Algérien à laisser la sunna pour aller vers le chiisme ? Je dirais que le problème du chiisme en Algérie est dû à l’ignorance des sunnites, ou plutôt à la méconnaissance de la sunna. Le jour où ils comprendront la sunna, ils ne la quitteront plus. Les sunnites reconnaissent le Prophète et les membres de sa famille (1). Vous remarquez que les sunnites sont plus tolérants. Nous n’avons pas appris à nos enfants ce qu’est l’islam afin de les immuniser contre l’agression idéologique ». Selon lui les conversions au chiisme sont motivées en particulier par le mariage de jouissance « qui attire certains jeunes mais qui est contraire à l’islam. »

 

Echapper au rigorisme sunnite

 

Abdelhafid Ghersallah, professeur de sociologie de l’Islam à l’université d’Oran avance d’autres éléments d’explication : « l’attrait pour le chiisme tient dans le fait qu’il est présenté et perçu comme une forme « d’islamisme qui fonctionne », capable de proposer des formes réussies d’idéaux véhiculés par le discours de l’islam politique (révolution, Etat islamique, résistance, justice, anti impérialisme) Cet islamisme qui fonctionne fut, d’abord, incarné dans les années 1980 par la révolution iranienne. C’est le modèle du hizbollah qui fournit au converti la « success story » militante de référence où le projet porteur n’est plus la révolution, mais la résistance. En parallèle, et en particulier face à la montée des courants salafistes, le chiisme offre, ensuite, à ces milieux instruits une offre religieuse répondant à une quête de sens fondée sur la religiosité mystique dégagée du souci sunnite de la norme… » La conversion au chiisme s’observe également en milieu kabyle et amazigh. Dans ce cas elle peut s’adosser à des stratégies collectives de distinction culturelle. En permettant à ces populations de renouer avec le passé fatimide (2), le chiisme leur offre, selon le professeur Ghersallah, “un répertoire de distinction et de valorisation de soi face aux populations arabes.”

Rachid, 25 ans, étudiant en sciences humaines à l’université Abou BekrBelkaïd de Tlemcen, confesse quelque peu gêné « Je me suis converti au chiisme pour fuir le rite malékite, trop rigoureux, pour ne pas dire sévère. Les sunnites ont trop de barrières dans leur vie. Tout est presque haram (illicite) même l’amour, tandis que chez les chiites, on est plus tolérant, plus en adéquation avec la vie moderne… ».

Une confession qui corrobore la thèse selon laquelle les jeunes embrassent de plus en plus le chiisme pour avoir « plus droit aux femmes (mariage de jouissance) et des aides financières de l’Etat d’Iran ».

Assumant son choix, Rachid estime que « l’essence même d’un régime autoritaire, c’est de stigmatiser des convictions différentes, des visions qui ne vont pas dans le sens de sa logique scélérate. Or, dans une religion, le pratiquant n’a affaire qu’à Dieu, pas à un être humain ou à un système. Donc, ce que pense de moi le régime ne me concerne pas »

Rachid et ses semblables prient en groupe, mais discrètement dans des maisons, à tour de rôle. « On est obligé de se cacher, car la population, manipulée à son insu, ignore ce rite et l’assimile à de la provocation. Certains mal informés, pensent même que nous sommes athées. C’est tout simplement ridicule… »

Rachid fait partie des neuf personnes arrêtées l’année dernière pour, officiellement, « menaces contre un imam de mosquée ». Convoquées par le procureur de la république de Tlemcen, elles ont démenti les accusations. « En réalité, cet imam est un voisin de notre campus. Il a tenté de nous faire une leçon de morale pour intégrer son rite sunnite, nous l’avions tout simplement éconduit. Il a déposé plainte pour insulte parce qu’il savait que tant que chiites, on était pas condamnables par la justice. Heureusement, la justice ne l’a pas suivi… »

Dans ce magma d’intimidations et d’« étiquetage » Rachid et ses semblables continuent de prier. Peut-être pas dans la même direction que leurs frères sunnites, mais… pour le même Dieu !

Chahreddine Berriah

 

1)La scission des deux courants de l’Islam remonte à la mort du prophète Mohamed en 632 : les futurs chiites désignent Ali, gendre et fils spirituel de Mohamed, comme son successeur le plus légitime. Les futurs sunnites désignent Abu Bakr, compagnon de toujours du prophète, au nom du retour aux traditions tribales.

2)Fatimides : dynastie califale chiite ismaélienne qui régna, depuis l'Ifriqiya (entre 909 et 969) puis depuis l'Égypte (entre 969 et 1171), sur un empire qui englobait une grande partie de l'Afrique du Nord, la Sicile et une partie du Moyen-Orient.