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25
décembre

L’autorisation judiciaire de marier une mineure fait un tollé en Tunisie

Dans le gouvernorat du Kef, au sud-ouest de la Tunisie, la décision judiciaire autorisant le mariage d’une jeune mineure de 13 ans à un jeune homme âgé de 21 ans a provoqué un vaste mouvement de réactions de la part de juristes et de militants des droits de l’homme. En effet, de nombreuses voix se sont élevées pour revendiquer la révision de la loi N° 227 Bis sur laquelle s’est appuyée la décision magistrale permettant le mariage du jeune homme avec la fillette qu’il avait sexuellement abusée et qui s’est retrouvée de ce fait enceinte de trois mois.

 

 

Détails et circonstances de l’affaire

 

Dans des déclarations accordées à " Dunes Voices", Madame Houda Aboudi, Déléguée à la Protection de l’Enfance au Kef, résume l’historique de l’affaire comme suit : « La fillette est âgée de 13 ans et huit mois. Elle n’a jamais été scolarisée et elle vit en compagnie de sa famille dans une région rurale ».

 

« Depuis quelque temps, l’enfant a été régulièrement soumise à des abus sexuels de la part du jeune homme en question et qui est âgé de 21 ans. Ces abus avaient lieu chez les parents de la petite, lorsque ces derniers partaient travailler dans les champs. Quand elle a su qu’elle était enceinte, elle s’est rendue dans la capitale dans le but de se faire avorter », raconte-t-elle.

 

Quant à la manière dont elle a pris connaissance de l’affaire, Madame Aboudi explique : « Au bureau de la Délégation à la Protection de l’Enfance, nous avons été avisés par le service de la protection de l’enfance de Tunis que l’enfant en question avait subi des abus sexuels, qu’elle était enceinte et que l’auteur du méfait avait été arrêté. A partir de là, nous avons commencé par rechercher l’adresse de l’enfant afin de pouvoir assurer le suivi et l’encadrement psychologique et médical. Mais quand nous avons enfin pu la trouver, nous avons découvert aussi que le violeur avait obtenu une autorisation judiciaire lui permettant d’épouser sa victime et cela abstraction faite de l’âge légal du mariage. Il a ainsi été libéré et un contrat de mariage a bel et bien été établi ».

 

Notre interlocutrice assure par ailleurs que la Délégation à la Protection de l’Enfance a clairement exprimé son refus de cette procédure et qu’elle a présenté une demande auprès du procureur pour qu’il annule l’autorisation judiciaire et le mariage qui s’en est suivi.

 

« Le mariage a été arrangé par les deux familles dans le souci de trouver un moyen de faire éviter la prison au jeune homme et le scandale à la fillette qui se trouve être enceinte », précise Madame Aboudi, avant d’ajouter : « J’ai parlé à la petite qui parait accepter l’idée du mariage comme moyen d’arranger sa situation familiale ». Un suivi médical et psychologique de l’enfant sera assuré en coordination avec le juge de la famille au tribunal de première instance du Kef, remarque-t-elle.

 

Un vaste mouvement de réactions furieuses

 

L’affaire a suscité de vastes réactions dans les médias et sur les réseaux sociaux. Des formations politiques, des organisations des droits de l’homme et des militants de la société civile ont également manifesté devant le siège du Parlement pour revendiquer l’abrogation de la loi sur laquelle s’est fondée la décision judiciaire autorisant le mariage de la mineure.

 

Par ailleurs, nombre d’associations de la société civile ont publié un communiqué commun revendiquant « l’annulation de l’autorisation judiciaire, la résiliation du mariage conclu entre la fillette et son violeur et la protection psychologique et sociale de la victime ». Il est également exigé que « tout soit fait pour que la fillette poursuive ses études, que l’article 227 Bis du Code Pénal soit amendé par l’abrogation du paragraphe stipulant que le mariage de la mineure à son violeur met fin aux poursuites judiciaires et que le projet de loi fondamentale contre la violence envers les femmes soit adopté dans les plus brefs délais ».

 

Dans ce contexte, Khaoula Ferchichi, militante des droits de l’homme, affirme à "Dunes Voices" que « cinq ans après la révolution tunisienne considérée pourtant comme un modèle positif, les droits de la femme continuent à être bafoués et brimés par des lois patriarcales qui protègent les mâles des poursuites judiciaires ».

 

 

« Citons en l’occurrence la loi 227 Bis du Code pénal qui stipule que le mariage du violeur avec sa victime met fin aux poursuites judiciaires et aux suites du procès, ce qui donne un caractère légal au viol, dans la mesure où la loi se montre laxiste envers ce crime et encourage même certains hommes à perpétrer ce genre de méfaits hideux en faisant en sorte qu’ils en soient récompensés par le mariage », poursuit-elle.

 

La militante assure également qu’« il est impératif de lutter contre ces lois dont les victimes sont les femmes et les enfants et de faire en sorte que les coupables soient traduits devant la justice et poursuivis judiciairement pour répondre de leurs actes et assumer les sanctions qu’ils méritent. Tout cela sans avoir peur des réactions sociales car tel est le rôle à jouer par l’élite, par les organisations des droits de l’homme et par les associations féministes si l’on veut espérer qu’un jour la femme tunisienne sera enfin acquittée, cette femme même qui a joué un rôle capital et décisif dans la révolution tunisienne et dans l’effervescence politique qui a suivi le 14 janvier ».

 

Appels à la résiliation du mariage et à l’amendement de la loi 227 Bis

 

Des avocats et des juristes ont confirmé la justesse juridique de la procédure décidée par les instances judiciaires. Dans ce contexte, l’expert juriste Oualid Ghabara affirme d’ailleurs à "Dunes Voices" que « pour ce qui est des circonstances précises de l’affaire en question, on ne peut bien saisir le contenu de l’article 227 Bis du Code Pénal qu’à la lumière de l’article 227 du même Code, lequel porte sur le rapport sexuel non consenti ou ce qu’on appelle communément "le viol" ».

 

 

Ghabara explique également que la législation a mis une condition selon laquelle le consentement est considéré comme caduc au cas où l’âge de la victime serait inférieur à 13 années accomplies, ce qui signifie qu’un rapport sexuel consommé avec une enfant de sexe féminin âgée de moins de 13 ans est automatiquement considéré comme un viol, indépendamment du fait qu’il soit, ou non, consenti. L’on tient compte du consentement, par contre, lorsque la victime est âgée de plus de 13 années accomplies. Dans ce cas, le premier paragraphe de la loi 227 Bis stipule qu’« est puni d’emprisonnement pendant 6 ans celui qui fait subir sans violence l’acte sexuel à un enfant de sexe féminin âgé de moins de 15 ans accomplis […] ».

 

L’expert juriste fait remarquer par ailleurs que le même article de loi stipule que « le mariage du coupable avec la victime met fin aux poursuites et aux suites du procès ». Néanmoins, l’autorisation du mariage n’est pas accordée par le juge pénal mais par le juge civil, de même que cette autorisation n’est accordée, selon l’article 5 du Code du Statut Personnel, que « pour des raisons graves et dans l’intérêt évident des deux époux ».

 

La même source explique également que le magistrat dispose d’un pouvoir discrétionnaire lui donnant le droit d’accorder, ou non, ladite autorisation. « L’autorisation du mariage n’admet aucune forme d’appel, comme le stipule l’article 6 du Code du Statut Personnel. Et si on applique ces textes de lois dans l’affaire en question, l’on constate que pour cette fillette qui a subi des rapports sexuels ayant engendré la grossesse tout en étant âgée de plus de 13 ans, le juge civil a émis une autorisation de mariage fondée sur le contenu de l’article 5 du Code du Statut Personnel », assure-t-il encore.

 

A noter que le procureur général a annoncé son intention d’effectuer toutes les procédures nécessaires pour faire en sorte que ce mariage soit annulé par le juge de la famille. Chokri El Mejri, procureur de la république auprès du tribunal de première instance du Kef, assure, d’ailleurs, dans des déclarations accordées à la presse qu’une plainte sera bientôt déposée auprès du juge de la famille pour obtenir la résiliation du contrat de mariage conclu entre l’enfant violée et son violeur et pour faire appel de cette décision. Cette plainte sera déposée en coordination entre le Ministère public et le Délégué à la Protection de l’Enfance dans la région, explique-t-il.

 

 

El Mejri précise encore que le Ministère public a contacté la famille pour l’autoriser à ne pas envoyer la fillette au domicile conjugal, jusqu’à la résolution du contentieux.

 

Dans le même ordre d’idées, le chef du gouvernement Youssef Chahed a annoncé la décision de soumettre à l’Assemblée des Représentants du Peuple un projet d’amendement portant uniquement sur l’article 227 Bis du Code Pénal avec une demande d’accélérer la procédure visant à statuer sur ledit article, et cela en attendant que soit revue la totalité du texte portant sur la lutte contre les violences faites aux femmes.

 

Le Ministère de la femme avait en effet présenté à l’Assemblée des Représentants du Peuple un projet de loi ayant pour objet la lutte contre les violences faites aux femmes. Ce texte est composé de quatre chapitres dont le troisième porte sur les crimes commis contre la femme, y compris les viols et les abus sexuels, de même qu’il propose de nouveaux amendements des articles 227 et 227 Bis, objet de controverse dans l’affaire en question.

 

Mohamed BETTAÏEB