En voulant dénoncer une inégalité sociale ancienne, le jeune blogueur provoque la mobilisation de milliers de manifestants contre lui, en publiant un article jugé blasphématoire envers l’Islam et le Prophète. Son affaire devient une chronique judiciaire sur fonds de scandales politico-religieux qui secouent la société mauritanienne.
L’étincelle
L’affaire éclate en décembre 2013 à Nouadhibou, deuxième ville de Mauritanie, lorsqu’une foule encadrée par un groupe d’associations religieuses descend dans les rues pour manifester sa colère. Surexcités, les manifestants dénoncent un article qu’ils jugent outrageux et blasphématoire envers le Prophète de l’Islam. Ils réclament l’application de la charia pour punir son auteur, Mohamed Cheikh Mohamed, qu’ils traitent de « Kaffir » (mécréant).
Ould M’Khaïttir – 31 ans, comptable d’entreprise – a publié sur Facebook un article en arabe « Religion, religiosité et Maalmines ». L’article, repris par le site d’informations « Aqlam », suscite un tollé quasi général sur les réseaux sociaux.
Selon plusieurs personnes consultées, l’article est en contradiction totale avec son titre et son introduction : interpellant la communauté des « maalmines », il commencerait par dénoncer les zawayas (lettrés) qui instrumentalisent la religion pour les stigmatiser dans la société et il finirait par présenter le Prophète comme sectaire et tribaliste à travers une interprétation controversée de faits tirés de la sire (vie du Prophète).
Le blogueur et activiste pour la cause des « Maalmines» Mohamed Yahya Abderrahmane est indigné. « Cet article est offensant envers le Prophète de l’humanité qui incarne la justice et l’égalité pour tous. Il existe certes des affabulations mensongères sur les «maalmines » imputées à tort à la religion et au Prophète, essentiellement véhiculées par des racistes », dit-il. «Ould M’Khaittir mérite sa punition, mais on doit aussi appliquer la même sentence à tous ceux qui publient les offenses à la religion et aux prophètes. »
L’instrumentalisation
Le vendredi 11 janvier 2014, une grande manifestation, largement couverte par les médias s’organise après la prière à Nouakchott, la capitale du pays, alors que le blogueur est déjà incarcéré. Elle est accueillie par le Président de la République qui déclare que « l’Etat Mauritanien n’est pas un Etat laïque, mais bien islamique » et promet de défendre la religion et ses symboles sacrés.
Mohamed, professeur d’université, nous confie : « Les articles qui critiquent la religion et les prophètes sont légion sur les réseaux sociaux et leurs auteurs ne sont pas pour autant poursuivis. Ould M’Khaïttir est clairement le bouc émissaire d’une affaire politiquement bien orchestrée pour casser les mouvements de revendications nés suite au printemps arabe.»
En 2012, pour protester contre l’instrumentalisation de la religion dans les pratiques esclavagistes, Biram Dah, un militant anti-esclavagiste, président du mouvement non reconnu IRA, brûle à Nouakchott, les ouvrages du Fiqh malékite, les fondamentaux de la pratique religieuse en Mauritanie. Un acte condamné partout en Mauritanie et dénoncé comme une « apostasie flagrante ». Des foules en colère descendent dans les rues et exigent l’exécution immédiate du militant. Biram est alors poursuivi et arrêté avec deux de ses compagnons, puis ils seront finalement relaxés et l’affaire classée.
Le procès
Après la manifestation à Nouadhibou, décembre 2013, le Procureur Général se saisit de l’affaire et place Ould M’Khaïttir sous mandat de dépôt à la prison civile de Nouadhibou, le 2 janvier 2014. Il l’accuse de mécréance alors que son repentir était déjà publié sur sa page facebook.
Le 23 décembre 2014, après une année de détention, le procès de Ould M’Khaïttir s’ouvre à Nouadhibou. L’accusé plaide non coupable et explique que son intention n’était pas de critiquer le Prophète mais de défendre une composante sociale "mal considérée et maltraitée", la caste des forgerons ("maalemines"), dont il est lui-même issu.
« Le procès, premier du genre dans le pays, fut une grande farce rythmée par les clameurs d’une foule surchauffée, qui a fortement perturbé la sérénité du procès» nous explique l’un des avocats, qui préfère garder l’anonymat par peur de représailles. «Il y avait deux procureurs et sept avocats représentant les « Amis du Prophète » et la «Ligue des Oulémas » constitués en parties civiles. La défense était composée par deux avocats commis d’office, car plus personne ne voulait le défendre après le désistement du célèbre avocat Me Ichiddou, menacé de mort lui et sa famille. Finalement, c’est l’accusé qui s’est chargé lui-même de sa propre défense, tellement ses avocats étaient intimidés par l’hostilité de la foule. »
Le 24 décembre 2014 Ould M’Khaïttir est condamné à mort pour zendaga (hypocrisie). La foule hurle de joie et le condamné tombe évanoui.
La Solidarité
Même si tout le monde est convaincu que cette sentence ne sera pas appliquée, le verdict choque à l’intérieur et à l’extérieur du pays. En effet, la charia (loi islamique) est en vigueur en Mauritanie, mais les verdicts extrêmes, comme la peine de mort ou la flagellation, ne sont plus exécutés depuis 1987.
Selon le professeur Mohamed, les mouvements de solidarité s’organisent, même au sein des courants islamistes modernes. « Mohamed El-Moctar Shinqiti, l’un des maîtres à penser du parti Tawassoul, enseignant-chercheur à Doha (Qatar), publie plusieurs articles pour dénoncer l’arrestation et la condamnation du jeune blogueur qui sont contraires au principe sacré en Islam « pas de contrainte dans la religion » nous confie-t-il. « Je suis très inquiet car je constate un net recul de la tolérance dans le pays. Cette inquisition qui frappe Ould M’Khaïttir peut frapper demain n’importe lequel d’entre nous. Plus personne n’est à l’abri ».
Cinq associations mauritaniennes se mobilisent pour organiser la défense du condamné, dont l’Association mauritanienne des droits de l’homme (AMDH), soutenues par Osservatorio Internazionale per i diritti (OSSIN), chef de file de la solidarité internationale. Et c’est désormais Me Fatimata Mbaye, présidente de l’AMDH et avocate des militants anti-esclavagistes qui coordonne sa défense avec trois autres avocats, dont deux tunisiens.
Avril 2016, la cour d’appel confirme la peine de mort, requalifie les faits de ridde (apostasie) et renvoie le dossier devant la Cour Suprême pour valider sa tawba (son repentir), conformément à l’article 306 du code pénal mauritanien.
La pression monte dans la rue et atteint son paroxysme le 31 janvier 2017. Plus de 10.000 personnes se rassemblent à Nouakchott, pendant que la Cour Suprême rend son verdict : l’affaire est renvoyée au tribunal de Nouadhibou pour un nouveau jugement, dont la date n’est toujours pas fixée, devant une nouvelle composition de la cour.
« Retour donc à la case départ d’une affaire, payée au prix fort par un jeune garçon malchanceux. Son mariage est annulé par son « apostasie». Son père, s’exile en France et sa mère vit désormais avec ses filles à Nouakchott, nous confie son cousin. Une affaire qui aurait servi à mener la plus grosse manipulation de l’opinion publique mauritanienne, par les renseignements généraux, en vue de casser un mouvement de contestation sociale, pacifique et légitime. Elle aurait aussi servi à des règlements de compte entre les clans religieux, les clans politiques, les clans tribaux, à tous, sauf à faire avancer les revendications légitimes des exclus.»
L’histoire d’une « Intifada »
Selon Ahmed Mohamed Lemine Salem, président de l’INSAV, initiative qui milite pour les droits des maalmines, c’est son article publié en décembre 2011 qui est à l’origine de l’Intifada (le soulèvement).
« J’ai eu l’honneur de déclencher la première offensive pacifique de contestation, en 2011, au lendemain de la cérémonie de décoration des personnalités symboliques du pays par le président actuel, explique-t-il dans une interview à RimWeb.net. Lors de cette cérémonie du cinquantenaire de l’indépendance de la Mauritanie, il a été rendu hommage à toutes les catégories sociales, toutes les communautés mauritaniennes, sauf la nôtre, qui n’était ni représentée, ni citée – alors que c’est bien grâce au travail de ses hommes et femmes que la khaïma (logis du désert) est équipée, que le guerrier défend sa tribu, que le marabout enseigne ses élèves, que le griot chante les louanges de ses maîtres, que l’esclave pioche les champs… Comment pouvait-on nous oublier en ce moment historique si important pour le pays ? L’affront était insupportable pour nous. Il fallait se lever, contester, organiser notre intifada.»
Mohamed Yahya Abderrahmane, jeune blogueur est interpellé par cet appel et devient un activiste pour la cause des maalmines. Il contribue -en 2012, 2013, 2014- à la création de plusieurs mouvements associatifs et politiques pour défendre leurs droits fondamentaux : Le Sursaut Lemaalmines, La Mouvance Lemaalmines, El Hirak, El Teyar,…
Mohamed Yahya nous raconte toute sa colère : « Notre communauté est la communauté la plus stigmatisée par la société maure et ce, depuis des millénaires. Et avec l’indépendance et l’évolution du pays, notre condition n’a fait qu’empirer. L’Etat n’a pas joué son rôle pour nous accompagner dans les mutations socio-économiques causées par l’urbanisation et nous sommes devenus beaucoup plus stigmatisés par la pauvreté. »
« En 96, 97, j’étais élève dans une mahadra (école coranique), les enfants m’insultaient avec des chansons, des poèmes blessant ma dignité. J’apprenais de faux hadiths imputés au Prophète PSL et des légendes populaires qui entretenaient des clichés, des superstitions sur les miens : que nous sommes maudits, que nous portons la poisse à ceux qui nous croisent le matin ; que nous sommes des descendants des juifs, nés de la bouse d’âne ; que nous ne pouvons pas diriger une prière (comme les esclaves)… En plus, nous ne pouvons même pas aspirer à un changement de statut social comme l’esclave. Lui devient normal, lorsqu’il devient libre. Nous, nous restons maalmines jusqu’à la mort» conclut avec tristesse le jeune militant.
Encouragé par les mouvements de revendication chez les Harratines (anciens esclaves) - une autre communauté stigmatisée, qui s’organise et qui publie en Mai 2013, le Manifeste pour les droits politiques, économiques et sociaux des Haratines au sein d’une Mauritanie unie, égalitaire et réconciliée avec elle-même – le Sursaut des Maalmines Pour une Patrie Ouverte à Tous, publie en juillet 2014, le Manifeste des Forgerons, qui dessine un lendemain plus fédérateur et plus conciliant.
Un vent de liberté, d’espoir souffle alors sur la communauté des maalmines - des graffitis apparaissent sur les murs et, évènement nouveau jusqu’ici quasi impensable, chacun publie sa photo sur le net et se déclare fier de son appartenance à la communauté stigmatisée.