Vous risquez de vous ennuyer si vous ne vous mêlez pas aux autres voyageurs et ne partagez pas avec eux les détails de leur vie, et de la vôtre, à bord de ce train.
Le wagon qu’on appelle « Douira » est réservé aux voyageurs qui ont des moyens limités. Le convoyeur, à qui ils payent entre 1000 et 2500 ouguiyas pour le billet, ne se sent pas obligé de leur procurer une place assise, comme si son unique rôle était de collecter le prix des billets. Cela provoque parfois des rixes verbales très rapidement maîtrisées grâce à l’intervention des autres voyageurs pour y mettre fin ou grâce aux freins que le conducteur active à partir de sa locomotive, à 2 km de là, faisant tomber ainsi tous ce beau monde, femmes, hommes et vieillards, comme des dominos, mais le plus souvent sans que des blessures soient enregistrées. Ce n’est qu’à ce moment-là que les disputes cessent et que le calme reprend.
Dans le sens inverse, c’est-à-dire de Nouadhibou vers Zouirate, le train est plus rapide car les wagons qui transportent les métaux ont été vidés. Il passe ainsi entre quinze et seize heures à parcourir la distance de 650 km qui sépare les deux villes, alors qu’il lui faut généralement près de 21 heures lorsque les wagons sont chargés.
Ezzina et ses deux amies sont des commerçantes qui ont franchi la cinquantaine. Elles préfèrent témoigner sans s’exposer aux caméras. Ezzina considère le train comme une partie intégrante de sa vie, puisqu’elle a pris l’habitude de le prendre souvent. Avec un sourire sur les lèvres, elle nous raconte fièrement qu’elle est née dans le train ; mais c’était, dit-elle, un train différent de celui-ci, moins long et plus rapide.
Ezzina et ses amies reviennent du Maroc où elles étaient parties faire du commerce. Elles ont ramené de la marchandise qu’elles n’ont pas pu faire monter à bord de leur wagon, faute de place. C’est ce qui les a obligées à payer les services d’un autre voyageur pour qu’il transporte la marchandise dans les wagons réservés aux métaux et la surveille jusqu’à l’arrivée dans la ville de Zouirate.
Non loin des amies d’Ezzina, tout près de la portière du wagon, dort un vieux sexagénaire. C’est un endroit dangereux car le moindre mouvement risque de le faire tomber du train. Ce genre d’accidents survient fréquemment d’ailleurs et ce sont surtout les personnes agées qui en sont victimes. La dernière victime en date est un vieil aveugle qui, nous raconte le convoyeur, a rendu l’âme à l’hôpital après être tombé du wagon.
L’on parle de tout dans le train : politique, grèves ouvrières ; certains racontent mêmes leurs voyages sur les rails comme s’il s’agissait d’actes héroïques…
A la tomée de la nuit, et bien qu’il n’y ait pas de lumière, la vie continue et les discussions se poursuivent. Elles ne sont interrompues que lorsque l’un des voyageurs se trouve obligé, pour se rendre aux toilettes, de traverser le tas de corps couchés à même le parterre de bois du wagon. La colère monte alors, surtout à son retour vers sa place, les pieds éclaboussés de saletés.
Ce qui est frappant surtout c’est qu’au milieu de ce tohu-bohu, l’on trouve le moyen de faire du thé. Cela reste exclusivement l’apanage des hommes. Deux ou trois d’entre eux en préparent en mettant les verres à même le sol, sans tenir compte de la propreté des lieux. L’amour des voyageurs pour le thé fait qu’ils ne se soucient pas de l’hygiène ni même de la façon dont ce thé a été fait. L’essentiel pour eux c’est d’en prendre un verre qui les réchauffe dans la nuit glaciale de ce long périple.
Mohamed Essalik Ouelt Abdallah voyage régulièrement à bord du wagon « Douira ». Pourtant, il ne cache pas son dégoût des lieux et de l’état lamentable où se trouve le compartiment. Il affirme à ce sujet : « Il est vrai que dans ce voyage pénible, ce wagon est considéré comme un endroit plus sûr que ceux qui sont réservés au transport des métaux, de même que le voyageur y est moins exposé aux poussières toxiques. Cependant, on paye pour un compartiment où les fenêtres sont inexistantes, où l’on gèle dans le froid et dans l’obscurité, et où les toilettes sont dégoûtantes et empestent une odeur fétide ».
Selon Mohamed Essalik, les gens sont obligés de voyager à bord de ce train qu’il considère comme une artère vitale pour ceux qui habitent le long des rails, surtout qu’il n’existe pas de route goudronnée et qu’il reste l’unique moyen de transport disponible dans la région.
Non loin de notre interlocuteur, se trouve Oumayma Mint Abdallah, une jeune fille de vingt ans qui prend le train pour la première fois. Venant de l’est mauritanien, elle a choisi de partir à bord de ce train afin de découvrir un nouveau mode de voyage. Le bon accueil que lui ont réservé les convoyeurs lui a donné un sentiment de satisfaction. Son seul souci se limite d’ailleurs à l’encombrement et aux secousses du train auxquelles ont peut s’habituer, dit-elle. Elle a d’ailleurs exprimé sa volonté de recommencer l’expérience de ce voyage qu’elle décrit comme amusant.
Mohamed Lamine Ouelt Jeddou, éleveur, a un tout avis. Depuis 17 ans, il prend ce train, non pas parce qu’il affectionne ce moyen de transport, encore moins parce qu’il aime ce wagon, mais principalement pour pouvoir faire son commerce et transporter ses moutons. Il en veut aux convoyeurs qu’il accuse de manquer à leur devoir de faire les entretiens nécessaires pour que les compartiments conviennent à un voyage qui peut durer près de vingt heures. Mohamed Lamine raconte également comment il transporte son bétail à bord des wagons réservés aux métaux le long du trajet entre Noudhibou et Zouirate, puis entre le village de Choum et Nouadhibou : « Nous plaçons les moutons dans les wagons, parfois au-dessus des minerais de fer, au risque qu’ils tombent, ce qui se produit souvent, d’ailleurs. Chaque brebis tombée signifie la perte de 40000 ou 50000 ouguiyas environ, une perte irrattrapable pour moi. C’est toujours plus dangereux de transporter les moutons lorsque le train est chargé de métaux et nous nous attendons toujours au pire ». En attendant de trouver une solution de rechange pour son commerce, Mohamed Lamine se contente de se plaindre de la piteuse situation du train.
« Douira » n’est pas le seul wagon du train. Il en existe un meilleur mais qui n’est pas accessible à tous les voyageurs. Il est muni de l’électricité, d’une cuisine et d’un réfrigérateur. et puisque les fenêtres sont équipées de rideaux, la poussière y est moins dense, voire inexistante, que dans les autres compartiments du train. Etant donnés tous ces services luxueux, ce wagon est dit « Vip » et il est réservé aux cadres et dirigeanst de la SNIM, ainsi qu’aux personnalités importantes du pays.
A l’arrivée du train aux dernières stations, tout ce beau monde se sépare et toutes ces personnes qui ont passé ensemble près d’une journée entière se disent enfin adieu. En attendant son prochain voyage, où d’autres voyageurs partageront une autre expérience commune, le train aura résumé, le temps d’une journée, la vie et l’univers spécifique d’une société entière avec ses classes, ses misères et ses grandeurs.