C’est ce qui a pour conséquence de provoquer des confusions et des divisions au sein du tissu social libyen déjà fortement composite.
Le journaliste M.B qui a été obligé de quitter la Libye depuis fin 2011 témoigne de cette situation en disant : « Le journaliste continue de souffrir des mêmes contraintes qu’autrefois. Parmi ces contraintes, et en plus des difficultés quotidiennes générales, on pourrait souligner à souhait l’absence d’une presse indépendante, d’informations véridiques, de transparence, ainsi que la crainte de se retrouver visé en toute impunité par les représailles… etc. »
Evoquant son expérience personnelle, il confie : « Durant les mois de novembre et décembre 2011 et février 2012, des milices armées et cagoulées se sont rendues plus d’une fois chez moi pour demander où je me trouvais… J’ai aussi reçu plusieurs messages électroniques comportant des menaces et signés le plus probablement par des pseudonymes. J’ai par la suite découvert qu’il s’agissait de profils désactivés sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, et afin de terroriser ma famille demeurée à Tripoli, un journaliste du nom de A.M avait malheureusement procédé à la création d’une page Facebook en mon nom, comportant ma photo et sur laquelle il s’est amusé à publier des insultes et des propos obscènes visant la mouvance de Février. Outre l’exil et le sentiment d’oppression que cela me donne, j’ai aussi été victime d’odieuses campagnes de diffamation sans le moindre scrupule».
Une autre journaliste de Sebha, S.N, nous fait part à son tour de sa mésaventure : « Lorsque les journalistes sont devenus la deuxième cible des terroristes en libye, après les militaires, j’ai vécu des moments terriblement difficiles sous les menaces qui m’ont poussée finalement à quitter mon pays… En effet, au vu de la propagation des milices armées, le journaliste affronte, totalement désarmé, la machine à tuer qui le vise directement en tant que rapporteur neutre de la pure vérité. Les journalistes qui demeurent professionnels et qui ne se soumettent pas aux intimidations des milices, pas plus qu’ils ne se laissent tenter par leurs séductions finissent généralement par être enlevés, torturés et tués ».
Ainsi, travailler dans le secteur des médias en Libye équivaut dans ces circonstances critiques à avancer dans un champ de mines. D’ailleurs, certains employés d’institutions médiatiques ont déjà été enlevés pour n’être libérés qu’en échange d’une rançon exigée par les kidnappeurs. D’autres l’ont été à la condition de se retirer définitivement du paysage médiatique libyen. D’autres, encore moins chanceux, lorsqu’ils ne sont pas directement assassinés pour désobéissance, sont totalement introuvables et personne ne sait ce qu’ils sont devenus.
Journaliste à Tripoli, A.B affirme à ce propos : « Nous vivons une réalité bien misérable qui n’a nullement besoin d’être racontée. En effet, nombreux sont les exemples de kidnapping et de meurtres visant toute personne qui s’exprime ouvertement dans l’espace public. Par ailleurs, force est de constater que dans ce chaos ambiant et dans cette absence de professionnalisme, il n’existe malheureusement pas de journalisme libyen… En ce qui me concerne, le risque d’une fin malheureuse comme celles que certains collègues ont connues en perdant leur unique source de revenus ou en perdant leur vie à cause de leurs opinions ne me laisse pas d’autre choix que de quitter ce domaine pour travailler dans un autre, même si cela me prive totalement de me sentir professionnellement vivante. Quitter le journalisme est le seul moyen de se tenir à l’abri des balles des terroristes et des bandits ».
Cette crise s’est sensiblement répercutée sur de nombreux établissements médiatiques qui se sont trouvés contraints à s’arrêter de travailler et à mettre la clef sous la porte à cause du clivage politique qui déchire la Libye. Par ailleurs, l’effondrement de la situation sécuritaire a fait qu’ils ont vu leurs locaux saccagés, incendiés et mis hors d’état de fonctionner. D’autres institutions souffrent de problèmes financiers engendrant des retards et des défauts de paiement, ce qui pousse leurs employés à les quitter pour chercher du travail dans d’autres secteurs.
La journaliste A.M témoigne de ces difficultés matérielles en disant : « A cause de tous ces problèmes, j’ai fait le tour de plusieurs journaux… Mais j’ai travaillé longtemps avec l’un des journaux les plus célèbres en Libye : « Kourina » qui a quand-même fini par fermer ses portes faute de financements et aussi à cause de sa ligne rédactionnelle. Je me suis donc retrouvée obligée de travailler pour le compte de la presse électronique, d’autant que de nombreux journaux en papier se sont arrêtés de paraître en Libye ».
Terrorisme et menaces de morts ne touchent pas uniquement les journalistes libyens ; ils s’étendent également aux correspondants et aux reporters étrangers venus couvrir les événements au pays. Cela avait commencé en février 2011, lorsque le photographe Ali Hassan Al Jaber fut tué dans un guet-apens tendu dans la région d’El Houari, au sud de la ville de Benghazi et visant l’équipe de la chaine télévisée Al Jazira venue couvrir la révolution libyenne. Ali Hassan Al Jaber fut ainsi le premier journaliste tué depuis le début des événements.
Par la suite, le journaliste Sofiene Chourabi et le photographe Nadhir Guetari ont disparu au mois de septembre 2014 alors qu’ils étaient en mission journalistique. La tunisienne Zemourda Delhoumi, journaliste au journal Le Maghreb, affirme à ce sujet que la famille et les collègues des deux journalistes kidnappés en Libye souffrent un véritable martyr psychologique et vivent tiraillés entre la rumeur et l’information véridique ; entre, d’une part, les nouvelles qui confirment le meurtre des deux journalistes par les organisations terroristes et, d’autre part, celles qui assurent qu’ils sont sains et saufs, cachés dans des régions lointaines et totalement inaccessibles. Les familles vivent actuellement, ajoute-t-elle, dans un état d’accablement mêlé à l’espoir de voir leurs enfants rentrer, dans la mesure où il n’existe aucune information fiable sur laquelle s’appuyer ni d’autres certitudes que les portraits des victimes qu’ils emmènent avec eux partout où ils vont.