Certains se sont installés dans les écoles publiques ou dans des logements qu’ils louent à des prix exorbitants, tandis que d’autres ont tenu à rester chez eux, refusant d’abandonner leurs maisons, soit parce qu’ils prêtent allégeance à l’une des parties en conflit, soit parce qu’ils espèrent une prompte amélioration de la situation.
La famille de M.A est parmi celles qui n’ont pas quitté la région après l’ordre d’évacuation. Avec son épouse et ses quatre filles, ce père de famille est aujourd’hui pris au piège de la guerre. Un de ses proches et voisins raconte : « Le 20 octobre 2014, nous avons reçu l’ordre d’évacuer la zone. Nous nous sommes donc mis, ma famille et moi, à nous préparer rapidement, puis je suis sorti voir où en sont les voisins. Quand je suis arrivé chez M.A, il m’a dit qu’il n’avait pas l’intention de quitter sa maison et qu’il comptait y demeurer. Je me souviens très bien de ses paroles : "J’ai quatre filles dont l’une est handicapée et ne peut pas bouger. Je n’ai pas d’argent pour louer une maison où nous pourrons loger seuls et en même temps je n’accepte pas d’emmener ma famille dans une école publique où se mélangent des gens qui ne se connaissent pas… Donc je reste ici ! Et puis, la guerre ne durera pas plus de deux semaine probablement"… J’ai essayé, avec d’autres voisins, de le convaincre et nous lui avons proposé toutes sortes d’aides mais il a refusé catégoriquement… Il est resté donc et nous sommes partis mais nos pensées sont demeurées avec lui et avec sa famille. Nous avons gardé le contact quelque temps puis je n’ai plus eu de nouvelles de lui. Son téléphone est toujours fermé ».
Poursuivant son récit, notre source ajoute : « Deux mois plus tard, il m’a recontacté. Sa voix était fort étouffée et laissait deviner l’acuité de sa détresse. Il m’a rapidement fait part de la situation où il se trouvait avec sa famille en disant : "Les conditions sont mauvaises… Je ne savais pas que les choses deviendraient aussi difficiles ni qu’elles dureraient aussi longtemps… L’électricité est coupée et la zone ressemble à une ville fantôme. Très peu de personnes sont restées ici. Il ne nous reste plus rien à manger ; le médicament anti-diabète de mon épouse touche à sa fin et mes filles qui manquent de tout sont emprisonnées à la maison. Il est vrai qu’il n’existe pas d’affrontements dans nos rues mais la guerre est toute proche et ses échos nous parviennent tout le temps à travers des tirs et des missiles aveugles. J’ai réussi à recharger mon téléphone portable grâce à l’un de ceux qui vivent encore ici. Nous essayons de sortir d’ici et si nous y arrivons, je te demande de m’accueillir chez toi". J’ai accepté avec beaucoup de joie. Et pendant qu’il me donnait de ses nouvelles, les larmes m’étouffaient… Puis il a raccroché. J’ai attendu plusieurs jours… Je gardais tout le temps mon téléphone près de moi dans l’espoir qu’il me rappelle, en vain… Aucune nouvelle de lui ni de sa famille… ».
« Au mois de mars, poursuit notre interlocuteur, M.A. m’a rappelé. J’ai répondu tout de suite. J’étais choqué d’entendre sa voix ; elle était tellement étrange que j’ai dû lui demander à trois reprises de me dire qui il était. Il parlait vite et d’une voix tremblante et étouffée. J’ai essayé de le calmer mais sa voix disait toute l’horreur qu’il a vécue. C’est désolant d’entendre pleurer un sexagénaire sans rien pourvoir faire pour lui. Il m’a dit : "Je ne sais plus quoi faire, le chaos est partout… Ma maison a été fortement endommagée et nous n’avons pas d’électricité. L’eau des égouts est en train de nous submerger, les odeurs pestilentielles ont envahi l’espace et nous n’avons plus rien à manger. Ma femme et mes filles ont des problèmes dermatologiques parce qu’elles ne s’exposent plus aux rayons du soleil. Beaucoup se promènent dans la région en disant qu’ils font partie du Conseil de la Choura de Benghazi et avec eux, les forces de l’Etat Islamique. Ils m’ordonnent sans cesse de rester chez moi, de ne jamais poser de questions et de ne jamais rien demander. En plus de cela, je ne dispose que d’un périmètre limité pour me déplacer à la recherche d’une issue pour ma famille et pour moi. Nous avons réussi, un groupe de personnes restées dans la ville et moi, à contacter l’armée qui se dit prête à nous assurer un passage sécurisé pour sortir de la ville. Mais le Conseil de la Choura refuse catégoriquement cela. Ils nous disent que nous ne pouvons quitter la ville que par la mer, ce qui représente une grande prise de risque et une entreprise impossible pour ma famille, notamment pour mon épouse malade et ma fille handicapée. Ma maison a été très touchée par des tirs aveugles qui ont détruit les fenêtres. La plupart des maisons dans la rue ont été fortement endommagées et, en me promenant, je vois souvent des traces de sang et même parfois des restes de corps humains. Le spectacle est terrifiant… J’essaie de me ressaisir pour ma famille mais je ne sais plus quoi faire ni comment délivrer les miens… C’est de ma faute, tout ce qui leur arrive ; j’aurais dû partir avec vous…". Je l’écoutais en silence, ne répondant que par des mots brefs pour lui donner tout le temps de parler. Je ne l’interrompais que pour lui demander en quoi je pouvais l’aider. Et pendant qu’il se lamentait d’avoir laissé sa famille là-bas, il s’est interrompu soudain pour me dire sur un ton dur : "A propos, j’ai oublié… Je voulais te dire….". Et c’est là que la communication a été coupée. J’ai essayé de le rappeler mais son téléphone était fermé. Avec un groupe d’autres voisins, nous faisons de notre mieux pour trouver un moyen de les délivrer. Nous avons contacté l’armée qui s’est dit prête à sécuriser leur sortie de la ville mais l’autre partie s’y oppose catégoriquement… ».
Notre interlocuteur continue son triste récit en disant : « Nous avons passé des mois à attendre des nouvelles de notre voisin, en vain. Les jours passent et j’ai de plus en plus le cœur qui se serre pour eux. Je ne sais pas dans quelle situation ils sont ni même s’ils sont encore en vie. Vers mi-août, et pendant que je me rendais à la mosquée pour la prière du dîner, mon téléphone a sonné en affichant un numéro inconnu. C’était ce voisin pris au piège d’une guerre sans merci. J’étais tellement content d’entendre enfin sa voix que je ne pouvais plus me tenir debout et que j’aie dû m’appuyer au capot d’une voiture stationnant tout près. Je lui posais beaucoup de questions pour savoir comment il allait, comment allait sa famille et comment il avait disparu… Il m’a répondu d’une voix étouffée : "Ecoute-moi, écoute-moi, je n’ai pas beaucoup de temps… Je t’appelle pour te dire que je n’en peux plus de cette situation et que je prends le risque de partir par la mer. On nous a sortis hier, mon épouse, mes filles et moi-même, à bord d’un bateau en caoutchouc et on nous a placés, seuls, dans un hangar fermé. Mais on nous a dit que la drague qui nous mènera prendra avec nous d’autres familles. Nous irons chez de la famille à mon épouse dans l’ouest du pays. Priez pour nous afin que nous y parvenions sains et saufs ; priez pour mes filles et pour mon épouse ! Nous avons tellement besoin de votre soutien". Je lui ai demandé qui les a sortis de là mais il n’a pas répondu. J’ai demandé si c’était l’armée ; il a répondu que non avant de dire : "je dois raccrocher maintenant parce que ce n’est pas mon téléphone. Priez pour nous !". Il a coupé et avec lui se sont coupées toutes ses nouvelles. Je n’ai plus entendu sa voix jusqu’à ce jour. Nous avons fait de notre mieux pour parvenir à quiconque les connaîtrait, en vain. Je suis fort étonné qu’il ne m’appelle pas ! Son téléphone, où se trouve mon numéro, serait-il en panne ? Je ne comprends pas les raisons de son silence et je souhaite seulement m’assurer qu’il va bien avec sa famille. Un des voisins assure qu’il a entendu dire qu’ils étaient arrivés sains et saufs à destination et qu’il connaît quelqu’un parmi les personnes qui étaient restées piégées dans la ville et qui ont quitté avec lui à bord de la drague. Malgré l’état lamentable dans lequel ils se trouvaient, ils sont tous bien arrivés, assure-t-il. N’empêche que je reste inquiet pour lui et sa famille et que j’espère avoir de ses nouvelles ».
Cette question risque de rester sans réponse avec cette crise qui n’en finit pas de durer dans la région, qui brise les âmes et qui brûle tout sur son passage. Avec tous les récits qui courent dans la ville, d’autres questions apparaissent qui, au cas où elles persisteraient après la guerre, risquent d’ouvrir des plaies encore plus profondes et bien plus douloureuses.
Rappelons enfin que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés a annoncé dans un rapport paru au mois de juillet dernier que le nombre des personnes émigrées, déplacées et sans-abris en Libye dépasse les 434 mille et que la ville de Benghazi enregistre le taux le plus élevé des personnes déplacées et sans-abri et dont le nombre atteint 105 mille personnes environ.