Au mois d’octobre 2015, le conseil local de la ville de Derna dans l’est de la Libye avait annoncé la suspension des cours jusqu’après la guerre aussi bien pour les cycles de l’enseignement de base et de l’enseignement secondaire que pour l’université. Cette décision avait été prise suite à une réunion tenue avec les sages, les hauts dignitaires, les Cheikhs et les gouverneurs de Derna et de ses environs, ainsi qu’avec le coordinateur chargé de l’éducation et de l’enseignement dans la ville. Dans un communiqué rendu public, le conseil local avait justifié la suspension des cours par la poursuite des combats dans la ville et par le fait que de nombreuses écoles se situent en plein cœur des zones de combat et qu’elles se trouvent dans un état de délabrement avancé à cause des bombardements directs et des tirs aveugles dont elles sont la cible. Dans le même communiqué, le conseil avait affirmé également avoir conçu un plan pour accueillir la totalité des étudiants et redémarrer les cours avant la fin de l’année en cours, au plus tard. Il serait donc légitime de s’interroger sur la date de reprise des cours et sur les conditions dans lesquelles se ferait cette reprise.
La question devient même urgente aujourd’hui, surtout après toutes les injustices subies, il y a un peu plus de deux ans, par les étudiants à l’université de Derna avant que l’établissement ne finisse par leur fermer ses portes. En effet, il était devenu impossible pour les six mille étudiants inscrits de suivre normalement les cours du fait des si-ins répétés organisés aussi bien par les apprenants que par les membres du corps enseignant et à cause des fréquent conflits qui éclataient dans les couloirs de l’établissement et où étaient parfois utilisés des fusils kalachnikov et des grenades… Tout cela se déroulait sous les regards passifs des agents de sécurité de l’université qui se contentaient d’observer, les bras croisés ou s’occupaient de toute autre chose que de ce pour quoi ils avaient été engagés.
C’est ainsi, par exemple, qu’au mois d’avril 2013, ces mêmes agents de sécurité ont procédé à la construction d’un mur qui divise la cours de l’université en deux compartiments distincts avec pour chacun une cafétéria qui lui était propre et cela afin d’évité la mixité entre les étudiants des deux sexes. C’est d’ailleurs ce que les personnes concernées ont considéré comme un dépassement abusif des prérogatives de l’appareil sécuritaire. M.S était à ce moment-là étudiante inscrite en premier cycle de journalisme. Elle était parmi les étudiants qui se sont opposés à cette procédure et elle espère encore aujourd’hui pouvoir poursuivre ses études dans un espace universitaire mixte comme elle l’avait toujours fait depuis sa tendre enfance. Cette étudiante se demande par ailleurs si le conseil local de Derna dispose de l’autorité nécessaire pour protéger les universités de tels abus, en particulier lorsque certains de ces abus sont perpétrés par l’appareil policier qui se place sous son administration et qui se permet d’intervenir dans le mode de fonctionnement de l’université sur lequel il n’a absolument aucun droit de regard.
Loin du milieu universitaire, mais toujours au cœur de la question sécuritaire qui est le point de départ fondamental vers un retour à la vie normale, un des habitants de Derna considère pour sa part que tout espoir est perdu, puisque les magistrats ont abandonné la ville et ne sont pas encore prêts d’y revenir. « A quoi pourrait-on s’attendre dans une ville dont les criminels paradent fièrement dans les rues, tandis que les magistrats se terrent chez eux ? », affirme-t-il.
De fait, durant les quatre dernières années, Derna a vécu sans le moindre organisme sécuritaire, militaire, judiciaire, et même sans la moindre instance pourvue de la prérogative de l’arrestation judiciaire telle que la garde municipale ou la police routière. Il s’agissait en effet d’une ville hors la loi ou, du moins, d’une ville où l’état de droit est démissionnaire. Est-il donc possible de dire aujourd’hui qu’un minimum de justice et de droit y sont désormais garantis?
Notre interlocuteur décrit cet état des choses en poursuivant : « En toute logique, ces données font de Derna le théâtre adéquat de ce qu’on appelle le crime parfait dans lequel le criminel ou le meurtrier ne laisse aucune trace ni la moindre preuve pouvant l’inculper. Dans ce cas, la perfection du crime ne tien en aucune façon à l’intelligence du criminel mais elle est le résultat de l’absence totale de toute instance pouvant enquêter sur le crime et de tout moyen aidant à en démêler les fils. D’ailleurs, aucun des meurtres ayant été signalés durant ces quatre dernières années n’a été élucidé ; ils n’ont même jamais été enregistrés ».
Ce citoyen cultivé rappelle également que les personnes originaires de Derna ont toujours été de bons musulmans tolérants et ouverts et que, par conséquent, la situation actuelle reflète en réalité la lutte qui oppose deux doctrines différentes de l’Islam : un Islam rigoriste et fanatique qui intériorise tout un patrimoine de violence et d’oppression et un Islam subtil et ouvert qui représente les valeurs humanitaires modernes et qui fait revivre tout un héritage de tolérance, de vivre-ensemble et d’adaptation à l’époque. Heureusement, précise-t-il, la majorité écrasante des habitants de Derna, soit 99 % d’entre eux, est adepte de la lecture souple et bienveillante de l’Islam, tandis que les extrémistes se placent dans le 1 % restant qui fait exception dans cette large base sociale.
Telle est la situation aujourd’hui dans la ville de Derna et telles sont les craintes de ses habitants. Aussi ne sera-t-il pas facile de venir à bout de toutes les difficultés, comme le pense l’analyste politique Ezdine Akil qui, soutenant à fond le citoyen dernoui, pense que « toute solution sera quasiment impossible en absence de la police et de l’institution judiciaire ».