Enfant, Axel n’aimait pas son prénom, notamment parce que ses camarades le surnommaient "Le Paresseux", inspirés par les sonorités données en langue arabe par les lettres qui composent ce prénom. Le lien établi entre les deux mots ne venait pas uniquement d’un simple hasard sonore ; il est dû également à l’unique argument que son père trouva, à une époque où l’on interdisait les prénoms non arabes, pour convaincre la circonscription de l’état civil de bien vouloir accepter ce prénom. En effet, il prétendit que le mot était bel et bien d’origine arabe et qu’il signifiait la paresse. Le malaise d’Axel disparut quand il grandit un peu et qu’il apprit de son père que son prénom était en réalité celui d’un grand chef de guerre Amazigh et qu’il signifiait "Le Tigre". Cependant, il n’osa jamais le dire à personne…
Axel commença à découvrir son identité Amazigh en toute discrétion et chercha par tous les moyens à apprendre sa langue en cachette. En 2007, il commença, prudemment comme il dit, à prendre des cours sur Internet. Il ajoute « En 2012, j’étais parmi les premiers inscrits d’une session de stage destinée à la formation de futurs enseignants de langue Amazigh. Organisée par l’association Les Libou et présentée par des professeurs marocains spécialisés en la matière, la session a regroupé 40 stagiaires venus de la ville de Zouara et de Djebel Nefoussa et a été clôturée par une cérémonie d’hommage organisée par les stagiaires en l’honneur de leurs professeurs ».
La langue Amazigh est considérée comme l’une des langues les plus anciennes et s’écrit en lettres "Tifinagh". Pendant de longs siècles, elle a été la langue d’origine des habitants de l’Afrique du Nord, bien avant les conquêtes islamiques du septième siècle après J-C.
Ces initiatives individuelles d’enseignement du berbère, prises après la chute du régime de Kadhafi, ont été récompensées par une décision que le directeur du Centre de Recherches et d’Etudes Amazighs, M. Anouar Pascal qualifie de « spontanée ». Il explique en effet : « En 2012, les Conseils locaux des régions Amazighs de Zouara, Nalout, Kabaw, Jadou, El Kalaa, Erhebet et Yefren, situées toutes dans l’ouest libyen, ont décidé d’instaurer l’enseignement de la langue Amazigh dans toutes les écoles primaires de ces régions. Cette décision était inévitable parce que nous n’en pouvions plus d’attendre une position gouvernementale sérieuse dans ce sens. On a alors entrepris de faire venir du Maroc des enseignants spécialistes en la matière afin qu’ils forment un groupe de stagiaires. Les Conseils locaux ont pris en charge tous les frais de cette initiative, sans attendre la moindre contribution du gouvernement dont nous n’avons d’ailleurs obtenu que l’autorisation d’enseigner cette langue ».
Axel se rappelle encore de l’arrivée dans sa ville du premier lot de manuels de langue Amazigh : « C’était littéralement la fête car le rêve était enfin devenu réalité ! Ce jour-là, la joie et les youyous se sont mêlés aux larmes… C’était la première fois qu’il soit donné aux Amazighs de Libye d’apprendre leur langue maternelle de manière scientifique et méthodique. Les écoles et le programme n’étaient disponibles au début que pour les trois premiers niveaux du primaire. Nous avons commencé par enseigner de façon bénévole, avant que les Conseils locaux ne s’arrangent l’année suivante pour nous procurer des salaires, tout cela dans une absence totale du Ministère de l’Enseignement Public de l’époque ».
Taâziz Al Hsaïri, une des institutrices, nous confie à son tour : « En tant que maîtresse de langue Amazigh, je ressens un grand plaisir à exercer mon métier. Il s’agit pour moi de réaliser un rêve et de me réapproprier une liberté que j’avais perdue. Ce qui augmente le plus mon bonheur, c’est de voir les élèves répondre positivement à mes efforts, se passionner pour cette langue et l’assimiler de façon impressionnante. Ils sont même très fiers de l’apprendre et cela se lit sur leurs visages et dans leurs yeux ! ».
Notre interlocutrice explique encore : « Les programmes que nous enseignons sont répartis sur les différents paliers du cycle scolaire, selon une logique progressive. On commence d’abord par apprendre aux enfants à prononcer et à écrire les lettres de l’alphabet à partir de mots simples et par leur apprendre les chiffres et les couleurs à partir des chants. Le programme progresse par la suite pour suivre l’évolution mentale de l’enfant qui commence à construire des phrases simples et quelques expressions. Les leçons ont pour thèmes la nature, la famille, l’école et l’amour de la patrie, de façon à ce que l’apprentissage soit didactique et éducatif à la fois ».
Pour sa part, Anouar Pascal assure que « la création en 2013 du Centre de Recherches et d’Etudes Amazighs en tant qu’institution civile effectuant des recherches sur la langue et la culture amazighs a contribué à l’organisation de l’enseignement de la langue qui a atteint cette années le sixième niveau aux écoles primaires. Le Centre a également supervisé l’enseignement de la langue, son développement ainsi que la formation des instituteurs et leur certification après leur avoir fait subir des examens. Près de 75 instituteurs ont ainsi été diplômés et répartis sur l’ensemble des écoles de la ville pour assurer trois séances de cours par semaine à chaque niveau scolaire. Des liens sont établis enfin avec le département de langue Amazigh au Bureau d’Enseignement afin d’organiser les apprentissages ».
Enseigner et pratiquer de façon scientifique la langue berbère aux écoles est l’une des ambitions les plus élémentaires des Amazighs de Libye qui revendiquent que leur langue soit inscrite au même titre que l’arabe dans la future Constitution.
C’est ce que le journaliste Mahmoud Chammam ne trouve pas judicieux. Il affirme en effet : « Oui à l’enseignement de l'Amazigh comme langue de base dans les écoles et dans les régions où il y a une forte densité amazigh et comme deuxième langue optionnelle dans les autres régions. Qu’elle soit enseignée et pratiquée comme outil de communication est un droit. Et c’est d’ailleurs du devoir de l’Etat d’allouer le budget nécessaire pour cela. Mais qu’elle soit inscrite dans la Constitution au même titre que l’Arabe et utilisée dans les correspondances officielles, je ne pense pas que ce soit judicieux pour le moment. Car au cas où cela serait inscrit dans la constitution, il faudrait immédiatement l’appliquer. Voilà pourquoi, je pense que l'Amazigh devrait être reconnu comme une langue nationale et non pas officielle… et en ce qui me concerne, je n’ai aucun problème, bien que mes enfants aient fait leurs études en langue anglaise et que j’aie fait beaucoup d’effort pour qu’ils apprennent un peu d’Arabe… ».
Recteur de l’Université de Zaouiya qui, en vertu de la décision 74 du Ministère de l’Enseignement Supérieur, vient d’ouvrir un département de langue Amazigh à la Faculté des lettres de Zouara, Dr. Khaled Al Ôuzi est d’un tout autre avis. Il affirme en effet : « Etant donné que je fais partie des défenseurs les plus farouches de la langue Amazigh en tant qu’identité libyenne à soutenir et non pas à combattre comme le font de nombreuses personnes, je me range évidemment du côté de ceux qui pensent qu’elle devrait être inscrite comme langue officielle dans la Constitution, au même titre que l’Arabe. Et même si cela se fait à petits pas pour l’instant, je suis persuadé que cette langue a un bel avenir devant elle car elle en est tout à fait capable, notamment avec l’ouverture de ces départements spécialisés. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que nos concitoyens amazighs puissent bientôt transcrire leur poésie et leur littérature en lettres Tifinagh sur nos papiers officiels. Après tout, c’est un droit naturel dont ils ont été privés durant des décennies ! ».
Le département de langue berbère à la Faculté des Lettres, a été la consécration du parcours entamé par Axel et ses compagnons au niveau des écoles. En effet, l’ouverture de ce département est une première dans l’histoire de la Libye et une victoire pour les Amazighs. C’est pourquoi l’événement méritait amplement la cérémonie organisée par la Faculté des Lettre de Zouara, pendant laquelle le doyen de la faculté, Dr Nafaâ El Malti, a prononcé ces paroles : « En tant qu’Amazighs convaincus par la nécessité de défendre notre langue contre toutes les menaces auxquelles elle est exposée et contre l’exclusion qu’elle a trop longtemps subie, nous nous devions de compléter par des réalisations concrètes les efforts que nous avons consentis, avec beaucoup d’autres membres de notre communauté. Nous avons donc eu l’idée d’ouvrir ce département à l’instar des autres départements de langues. Une étude a été faite au préalable pour mettre en place un système d’enseignement efficace, en nous engageant contractuellement avec un groupe de cinq enseignants universitaires marocains spécialisés en la matière et ayant à la fois de l’expertise et de l’expérience dans ce domaine. C’est à eux que sera confiée d’ailleurs la responsabilité d’élaborer les arrangements scientifiques nécessaires et de fixer les unités et les programmes qui seront enseignés cette année à la première promotion. Nous en avons assez de toutes les misères qu’on nous avait fait subir dans notre langue mère ! ».
Les misères évoquées par le doyen se laissaient percevoir notamment à travers les plaintes de certains parents qui se trouvaient dans l’incapacité d’aider leurs enfants à la maison dans leur apprentissage de la langue Amazigh. C’est ce qui a poussé Nouri Al Aâouar à s’inscrire dans une session d’apprentissage de la langue, adressée aux parents d’élèves. Il nous confie : « Je me suis inscrit d’abord pour apprendre ma propre langue dont j’ai été privé mais aussi pour pouvoir aider mes enfants, surtout que c’est une matière fondamentale qui a un impact important sur leur niveau scolaire. Ces sessions de formation gratuites ne nous laissent plus aucune excuse d’ignorer notre langue plus longtemps ».
Axel, qui est d’ailleurs l’un des instituteurs de cette session qui a intéressé mille parents, nous avoue enfin : « Toutes ces initiatives, nous les prenons de façon spontanée, en attendant d’obtenir une garantie juridique et officielle de nos droits ».