Aujourd’hui, Mustapha souhaite se marier. Six années plus tôt, quant il avait fait la connaissance de sa fiancée Samra à l’université de Ghariyane, il n’avait pas imaginé un seul instant que les origines raciales différentes de leurs familles respectives allaient représenter un obstacle inébranlable devant leur union.
« Nous les jeunes, nous n’avons pas la moindre considération pour les racines ethniques du partenaire avec qui nous souhaitons nous marier. La plupart du temps nos familles ne s’interrogent que très rarement sur l’origine raciale de la fiancée; l’essentiel est que la famille soit connue par sa bonté et la jeune fille par sa droiture », affirme Mustapha avant d’ajouter : « Les noms de familles dans chaque région sont connus des autres régions et les alliances se construisent essentiellement sur la base de la compatibilité des familles du point de vue du statut social, qu’il s’agisse d’hommes de religion, de propriétaires terriens, de commerçants ou d’autres catégories de ce genre ».
Abou Ayoub, oncle de Mustapha et patriarche de la famille affirme qu’il arrive quelques fois que deux jeunes gens fassent exception à ces règles ancestrales : « Il arrive aussi qu’un jeune homme demande à sa mère de transmettre à son père son désir d’épouser une jeune fille quelconque dont l’origine familiale n’est pas illustre. L’on se renseigne alors plus profondément sur la famille mais sans que les questions portent sur l’origine ethnique », explique-t-il.
Abou Ayoub regrette ce qui arrive aujourd’hui à Mustapha et à sa fiancée Samra : « Nous ne communiquons plus que par téléphone avec notre belle-famille et nous ne pouvons plus leur rendre visite à cause des postes de contrôle qui nous séparent », dit il. Et l’octogénaire de s’interroger : « Dans une telle situation, où pourrions-nous organiser la cérémonie des noces ? Où vont loger les deux mariés et comment vont-il élever leurs enfants ? ».
Projetant son regard derrière la montagne, il assure : « Pendant longtemps, nous avons vécu, Amazighs, Arabes et Tebou de Libye, en portant les mêmes noms. Nous avions tellement bien cohabité ensemble, qu’il n’était plus nécessaire que le nom précise l’origine ethnique de la personne. Ainsi, le citoyen amazigh n’éprouvait plus le besoin d’attribuer à ses enfants de vieux prénoms libyens ou ayant une origine romaine. A chaque temps ses prénoms et le racisme n’avait plus de place, de même qu’il n’y avait plus de raison de s’attacher à de vieilles appellations révolues et défuntes remontant probablement à quelque divinité ancienne de l’époque. Et, tout comme les noms, les lignées s’était mélangées et les Libyens se sont liés par des dénominateurs communs qui les avaient profondément rapprochés et unis».
Cette même ouverture d’esprit est partagée, au-delà de la montagne, par la famille de Samra dont le père, Khalifa, affirme à son tour : « Nous ne savons pas qui a rallumé l’étincelle de ces hostilités tribales. Depuis mon enfance, voici plus de soixante ans, nous vivons ensemble, nous élevons nos chameaux ensemble, nous commerçons ensemble, nous nous marions entre nous dans le cadre de l’amour et du respect réciproques, de même que les sages de nos tribus se respectent mutuellement jusqu’à ce jour ».
Le cheikh Khalifa considère que c’est le penchant aventureux de certains jeunes qui est responsable des répulsions qu’on peut constater aujourd’hui. « Hier, aujourd’hui ou demain, rien ne peut justifier qu’on en arrive à porter les armes les uns contre les autres. Le dialogue entre nous tous est la solution la plus efficace et les alliances sont fortement recommandées pour nous rapprocher ».
Cette approche constructive venant de deux parties qui sont pourtant issues d’origines ethniques différentes n’a pas empêché que tout le monde demeure impuissant devant ce problème simple en apparence mais ayant de profondes répercussions que révèle par exemple la difficulté de marier Mustapha à Samra. Car les jeunes de chacune des parties ne cessent de se battre et de se faire régulièrement la guerre avec, à chaque fois un lourd tribu de victimes humaines. Et, en plus du fait que les sages ne parviennent toujours pas à un consensus, le dialogue est loin d’être imminent, tout comme le mariage de Mustapha et de Samra, d’ailleurs…
La Libye est le théâtre de nombreux tiraillements tribaux, ethniques et régionaux entièrement dépassés par le temps mais remis sur le tapis par les conflits nationaux et internationaux. Rien ne peut justifier, sinon, que les Tebou soient aujourd’hui partisans d’El Karama et que les Touareg se rallient à Fajr Libya, alors qu’ils avaient pendant de longues décennies cohabité ensemble dans une seule et même patrie. Rien ne peut justifier non plus que Samra soit séparée de Mustapha…