Six ans après la révolution, Kasserine est toujours classée à la tête des gouvernorats tunisiens les plus pauvres. Les derniers chiffres en effet évoquent un taux de pauvreté de 32,8 % pour une moyenne nationale de 15,3 %. Le taux de chômage, quant à lui, est de 22,7 % pour un taux national de 15,6 %.
Ce sont pourtant les habitants de ce même gouvernorat qui s’étaient soulevés pour changer cet état des choses et pour obtenir une discrimination positive. Vingt d’entre eux sont tombés ; la crème de la jeunesse kasserinoise sortie au mois de janvier 2011 pour protester contre l’injustice et la tyrannie et pour réclamer le droit au travail et au développement. Jusqu’au quatorze janvier, ces jeunes qui demandaient la chute du régime au pouvoir et revendiquaient la mise en place d’un autre qui serait plus apte à sortir la ville de la misère et de l’oubli indifférent dans lesquels elle s’enlisait avaient été cueillis à la fleur de l’âge par les snipers qui avaient pour mission de les éliminer méthodiquement.
Comme d’autres régions qui s’étaient soulevées, ces contrées reculées n’ont récolté que de fausses promesses de discrimination positive prétendant créer des richesses, promouvoir du développement et implanter des projets d’investissement. La population révoltée avait cru en renversant le régime Ben Ali que le meilleur est à venir et que les zones marginalisées qui avaient allumé le feu révolutionnaire seraientt enfin récompensées par des opportunités de travail pour les jeunes. Six ans après, cette même population en est encore à lécher ses plaies en faisant du sur-place.
La correspondante de "Dunes Voices" a pu constater à son tour que la même souffrance n’en finit pas de durer à Kasserine, six années après la révolution. D’une voix indignée et amère, Noomane El Mhammdi, militant de la société civile affirme à ce sujet : « Six ans après la révolution, et malgré l’arrivée et le départ de plusieurs gouvernements, la situation est toujours la même et nous nous trouvons réduits à crier de nouveau : "Travail, Liberté, Dignité nationale !", c'est-à-dire à reprendre les mêmes slogans que nous avions scandés au mois de janvier 2011. Nous allons d’ailleurs continuer à manifester jusqu’à réalisation des promesses de développement, d’emploi et de discrimination positive… ».
Noomane poursuit son chemin en tenant de ses doigts meurtris par le froid d’un hiver des plus cruels une pancarte écrite de la main d’un enfant qui rêve encore d’éducation, de soins et d’emploi à Kasserine. Sur les 1900 projets promis aux enfants de Kasserine et dont le coût avait été estimé à un milliard de dinars, quelques uns seulement ont été entrepris, portant sur l’infrastructure et avec un taux de réalisation qui ne dépasse pas les 20 %.
« Peu après la révolution, et avec la formation du premier gouvernement, de nombreuses promesses nous sont parvenues, portant sur la création d’un pôle universitaire, d’une faculté de médecine dentaire et d’un centre hospitalier universitaire. Mais aucune de ces promesses n’a été tenue », ajoute Noomane d’un visage où se lisent la colère et l’exaspération.
De nouveau donc, les jeunes Kasserinois ont envahi les rues pour revendiquer leurs droits au développement et à l’emploi, déterminés cette fois à ne pas se laisser duper par les calmants avec lesquels les autorités calment à chaque fois leurs maux et qui se limitent à des modalités d’emploi précaires, offrant des postes sur les chantiers, maigrement rémunérées puisque ne dépassant pas un salaire mensuel de 200 dinars, soit près de 86 dollars.
« Oh Peuple ! Soulève-toi contre les héritiers du dictateur… Combattre la corruption est la priorité du pays… », scande Helmi Chaâbouni, demandeur d’emploi, avant de nous dire : « Tous les ans, à chaque fête de la révolution, les ministres du gouvernement viennent à Kasserine pour participer aux festivités de la Journée du Martyre ; tous les ans des conférences sont données pour remercier Kasserine d’avoir fait les sacrifices les plus généreux pour la Tunisie et tous les ans coulent des flots de paroles promettant de redonner vie à une région à l’agonie et d’arracher ses enfants aux griffes de la misère… Mais il semblerait que Kasserine est promise à une attente sans fin ; son destin est d’attendre éternellement… ».
Un sentiment d’exclusion et de marginalisation méthodique ronge désormais les jeunes de Kasserine qui n’en peuvent plus de cette attente interminable et qui tentent désespérément de se chercher un avenir au milieu d’un flou de plus en plus inextricable. En même temps, les traits de cet avenir qu’ils cherchent péniblement à discerner ne cessent de se perdre en l’absence de décisions audacieuses par lesquelles le gouvernement tunisien pourrait véritablement promouvoir le développement dans le gouvernorat et épargner à ces jeunes les dangers de la pauvreté et du chômage.