Ce sont des femmes que les regards feignent de ne pas voir. Elles pénètrent dans les profondeurs d’une montagne déclarée zone militaire fermée depuis que des groupes terroristes armés y ont élu domicile, saccageant tout sur leur passage. Ces femmes s’aventurent néanmoins tous les jours dans les monts de Kasserine pour cueillir les graines de pin d’Alep , défiant ainsi toutes les lois.
Assiégées de tous les dangers dans ces montagnes, elles subissent toutes sortes de racket. En effet, lorsque les contrôles de l’armée les laissent quelques fois filer, elles se font rattraper par les gardes forestiers qui leurs reprennent le fruit d’une pénible journée de labeur et d’efforts. Certaines d’entre elles toutefois parviennent à s’échapper avec quelques sacs de pin d’Alep et finissent par rentrer chez elles pour affronter patiemment l’enfer des fourneaux et griller à point les quelques graines dérobées aux racketteurs…
Tante Fatma se confie à "Dunes Voices" pour nous faire part de la souffrance qui est son lot quotidien : « Chaque jour que Dieu fait, je me rends dans les montagnes pour ramasser de quoi subsister et faire vivre mes enfants. Je le fais tous les jours, sans jamais me laisser décourager par les menaces terroristes, ni par l’interdiction des forces armées ni même par le racket des gardes forestiers qui nous guettent, moi et beaucoup d’autres femmes, et nous confisquent les graines de pin d’Alep que nous récoltons de nos pauvres mains nues ».
Elle observe un moment de silence avant de poursuivre sont récit douloureux, tout en scrutant ses doigts ravagés par les flammes du fourneau et en montrant ses talons fissurés de toutes parts et où chaque raie raconte les différents malheurs que doivent endurer les femmes dans ces zones reculées de Kasserine, une région pourtant réputée pour ses richesses naturelles sauvages.
« A l’occasion du Mouled (Fête célébrant la naissance du prophète Mahomet), j’essaye de passer la journée entière dans la montagne pour cueillir le maximum de fruits et pouvoir en extraire la plus grande quantité possible de pin d’Alep, ces graines qu’on appelle ici "le zgougou" », ajoute Fatma…
Très brièvement, avec des mots qu’elle arrache difficilement à sa bouche épuisée, elle nous résume les étapes d’extraction des graines de pin : « Je verse les fruits cueillis dans les fourneaux et je les remue sans arrêt jusqu’à ce qu’ils soient à point. C’est alors que je les écrase avec un bâton pour en extraire les graines que je vends par la suite sur le bord de la route. Les quelques dinars que je gagne me permettent d’acheter du pain, du lait et du thé… de quoi survivre pendant quelques jours. Le reste je l’économise pour pouvoir payer les études de mon fils à l’université… ».
Ces femmes qui ramassent les graines de pin d’Alep n’y goûtent même pas à l’occasion du Mouled et se contentent de manger les âassidas (crèmes) locales traditionnellement faites à base de farine, d’huile d’olive et de sucre. Car, pour elles, vendre ces précieuses grainesà 10 dinars le kilo et se procurer de quoi se nourrir pendant quelques jours vaut mieux que de les savourer en dessert…
Tante Khira et sa bru Wafa font le même raisonnement. « C’est une souffrance quotidienne que nous devons endurer chaque jours pour gagner notre vie. Le risque est devenu le fidèle compagnon de nos journées et nous n’avons guère d’autre choix que de faire avec chaque fois que nous nous aventurons dans les chemins escarpés des forêts de pin », affirme l’aînée à "Dunes Voices".
Elle ajoute avec un petit sourire péniblement esquissé sur ses lèvres gercées : « Que nous ne mangions pas les graines de pin d’Alep ne veut pas dire que nous ne fêtons pas le Saint Mouled ! Nous préparons pour cela l’âassida arabe en utilisant la farine, le sucre et l’huile d’olive ou le beurre, selon nos moyens… ».
Ce sont des femmes dont l’ultime espoir est que l’avenir de leurs enfants soit meilleur et que l’état se mette à mieux exploiter les forêts de pin qui s’étendent sur 152 mille hectares du gouvernorat de Kasserine et dont la qualité des graines leur a valu l’appellation de "Forêt Pures". Malgré cela, la direction des forêts au sein de la Délégation Régionale de l’Agriculture n’en exploite que 18 mille hectares seulement.
A noter que la production des graines de pin d’Alep a diminué de 22 % par rapport aux années précédentes, de sorte que 2000 hectares d’arbres seulement ont été exploités cette année. Cela est dû à la situation sécuritaire précaire qui règne dans les montagnes de Kasserine, ainsi qu’aux rudes conditions météorologiques de cette région caractérisée par un hiver particulièrement glacial et par un été infernalement chaud.