C’est que, sur ces contrées bénies, une histoire d’amour se tisse entre l’homme et la terre, une idylle qui dure depuis plus de cinq siècles et dont les rares fils rouges se démêlent aux doigts des femmes de la région… C’est l’histoire de l’or rouge ou du safran.
Taliouine, ou « Sources d’Eau » en arabe, dénombre 5.844 habitants. Elle est considérée comme un pôle économique important dans la région de Souss-Massa-Darâa. En plus de ses spécificités naturelles et de ses richesses infinies qui varient entre le safran, l’argan, le miel et l’aloe vera, Taliouine se distingue aussi par la richesse de ses ressources humaines. En effet, ses habitants, chacun comme il peut, n’épargnent aucun effort pour se rendre utile à l’économie de la région. Les femmes, étant la principale locomotive de ce mouvement, méritent amplement les titres de « Reines du Safran » et de « Cœur Battant de Taliouine »
Aujourd’hui, nous accostons chez les Reines de l’Or Rouge.
La culture de l’or rouge… un art féminin
Ornant son caftan amazigh de bijoux tazarzit en argent, Rabiâa nous accueille avec un sourire timide que recouvrent les expressions de bienvenue et la joie de nous recevoir. Tout en nous conduisant, et avec un accent berbère entrecoupé de rires opulents, elle se met à nous parler de la beauté de sa ville, de la fierté de ses montagnes et de la pureté de son air, s’interrompant fréquemment pour s’excuser de ne pouvoir trouver la traduction arabe d’un mot quelconque. Ses yeux chaleureux couleur de miel caressent le thé qu’elle a tenu à servir de ses propres mains à ses hôtes.
Rabiâa est âgée de 28 ans. Après avoir obtenu une licence de géographie dans la ville d’Aghadir, elle se retrouva ballotée par le chômage. Alors, traînant dans ses pas l’amertume de la déception et tenant en main cette licence de géographie que la paysanne qu’elle était considérait comme « un carton » destiné à être accroché au mur pour éterniser son échec, elle décida de rentrer dans sa ville natale Taliouine. Là-bas, si la géographie apprise dans les livres savants, et qu’elle jeta une fois ses études terminées, ne lui fut d’aucune utilité, celle de sa ville mère, par contre, donna naissance à la Rabiâa d’aujourd’hui, cette femme autodidacte dont le printemps vient à peine d’éclore.
Le lendemain, à quatre heures et demie du matin, nous nous sommes réveillés sur la voix de Rabiâa qui nous appelait à l’accompagner dans les champs de safran. Après le délicieux petit déjeuner amazigh fait d’huile d’argan, d’amlou et de soupe d’askif et qui sont les repas typiques de la région et de la culture amazigh en général, nous avons accompagné Rabiâa à pieds. Les groupes de femmes apparaissaient à nous petit à petit et saluaient notre arrivée recouvertes de leurs draps et de leur belle pudeur. Et pendant qu’elles plantent ou arrosent le safran, leurs voix, égales à leur beauté et à leurs âmes sublimes, résonnent à travers les flancs de l’Atlas en chantant les paroles berbères d’un poète mythique des Amazighs : El hadj Belaid. Elles travaillent ainsi de toutes leurs forces, l’enthousiasme porté par le rythme de la musique et ponctué ça et là de rires épars comme les gouttelettes d’une rosée matinale.
Les yeux défiants et remplis de confiance, Rabiâa explique que « la plantation et l’irrigation du safran exigent un savoir-faire spécifique, notamment lorsqu’il s’agit de le débarrasser des parasites et des impuretés, de récolter et de trier manuellement les stigmates. Cela nécessite une précision et une finesse exceptionnelles, en plus de leur séchage à l’ombre avant de les collecter en vue de les stocker et de les mettre en boite avant qu’ils ne parviennent au consommateur. Ainsi, pour obtenir un seul kilogramme de safran de Taliouine, il faut avoir 150 mille fleurs de couleur lilas dont s’échappent trois cheveux roux virant à l’orange ».
Rabiâa explique également que « pour gagner leur vie et augmenter leurs revenus personnels, de nombreuses femmes travaillent dans les champs de safran et exécutent dès les premières heures du matin et sous le froid glacial de cette région aux reliefs inaccessibles des taches dures et pénibles. C’est grâce à ces femmes d’ailleurs que le Maroc est parmi les premiers exportateurs de cette denrée précieuse à l’échelle internationale, au même rang que des pays tels que l’Iran, l’Inde et l’Espagne. En plus de cela, le safran marocain se caractérise par sa qualité nutritive et médicinale supérieure due au fait que les agriculteurs qui le cultivent ne font jamais usage des engrais chimiques. Et, de fait, c’est cela qui donne tout son sens à l’appellation " Safran Pur" ».
Une réussite monumentale née du coeur de la terre
Le leadership féminin ne se limite pas à la production. Grâce à leur sens de l’investissement, les femmes ont mis en place des coopératives féminines qui ont inversé les équilibres à leur avantage. Rabiâa, qui est aussi présidente de la Coopérative Agricole Féminine du Safran le confirme : « La femme à Taliouine ne tirait aucun bénéfice de cette production. Mais à force de militer durement, elle a fini par mettre à exécution ses ambitions, à s’imposer comme productrice dans le marché du safran et à avoir une source de revenu fixe ».
Rabiâa est persuadée également que l’instruction a joué un rôle sensible dans cet élan remarquable. Parallèlement à cela, les femmes ont su tirer profit de plusieurs cycles de formation du Plan Maroc Vert, ainsi que des initiatives de la Délégation Régionale du Ministère de l’Agriculture en vue de promouvoir leur condition.
Il faut noter par ailleurs que toutes ces initiatives sont placées sous la tutelle de nombreuses autorités dont, en premier lieu, les services du Ministère de l’Agriculture et du Conseil Régional de Souss-Massa-Darâa. En effet, conscientes de la nécessité de promouvoir la production de l’Or Rouge, qui est considéré comme un pôle agricole non seulement à l’échelle régionale et nationale, mais encore à l’échelle internationale, ces autorités travaillent à faire en sorte que la culture du safran, jusque-là pratiquée de façon anarchique, aléatoire et primitive, ne soit plus cantonnée dans la cadre étroit de l’agriculture de survie et accède à des horizons plus larges. Il devient impératif donc que les techniques agricoles soient développées, que les cultivateurs et les femmes qui travaillent dans ce secteur soient encadrés et regroupés dans des coopératives afin que leur niveau de vie soit amélioré. C’est ainsi qu’on pourra mettre en valeur le safran marocain pur par rapport aux autres produits concurrentiels et augmenter sa plus-value de sorte qu’il obtienne un label géographique qui lui permette d’aller plus loin que les montagnes environnantes pour accéder à la reconnaissance internationale.
Ces coopératives de femmes ont vu le jour grâce au Plan Régional Maroc Vert qui a pour but de réglementer le système de production dans ce secteur et d’améliorer les revenus personnel de ceux qui y travaillent. Parmi les initiatives nées de cette stratégie ambitieuse, l’établissement d’une « Maison du Safran » à Taliouine. C’est le fruit d’un accord de coopération entre l’Initiative Nationale de Développement Personnel, le Conseil Régional de Souss-Massa-Darâa, le Conseil Régional de Taroudant, le Ministère de l’Agriculture et de la Pêche et des sociétés privées.
La « Maison du Safran », dont la réalisation a coûté près de 6 millions de dirhams, se compose de locaux réservés aux coopératives de production et de commercialisation de l’épice, d’un laboratoire, de salles de tri et d’un musée exposant les moyens de production.
Chacun sait que toutes ces initiatives, coopératives, maisons du safran ont promu le développement économique de la région de Souss-Massa-Darâa, devenue de fait un pôle économique important à l’échelle nationale, voire la région la plus riche en ressources naturelles, agricoles et humaines. En effet, les femmes qui travaillent dans la culture du safran ont réussi à changer les représentations et les classifications géographiques qui plaçaient la région dans la catégorie des zones inutiles du Maroc, donnant ainsi les preuves de la supériorité de Souss-Massa-Darâa en matière d’exploitation des ressources. Cela nous amène à nous interroger sur les bénéfices acquis aux femmes de ces prouesses et de cette excellence. Ont-elles réellement tiré profit de la création des coopératives et de la Maison du Safran ? Se sont-elles intégrées sur le marché mondial ?
Les Reines du Safran face aux intermédiaires
Soudain, un silence macabre et lourd interrompt notre conversation. Ravalant son sourire, Rabiâa nous confie d’une voix amère : « Bien que le Maroc soit le quatrième producteur mondial de safran et malgré la qualité supérieure de cette épice, son prix dispendieux et les efforts du Royaume et des autorités de tutelle dans le secteur, la commercialisation du produit demeure sujette à nombre de contraintes dont des problèmes inhérents aux coopératives et qui les empêchent d’atteindre leurs objectifs ».
En finissant ces paroles, Rabiâa aperçoit une dame qui passe près de nous. Comme un éclair, son sourire radieux illumine de nouveau son visage. Avant que nous ayons le temps de lui demander la raison de ce bonheur soudain, elle poursuit en disant : « Cette femme par exemple, elle fait vivre sa famille grâce à ce qu’elle gagne de la vente du safran. Elle est veuve et mère de trois enfants. Ce qui me rend fière de cette coopérative, c’est de voir ces femmes qui se battent chaque jour pour gagner leur vie, c’est de rendre possible le sourire d’un enfant, c’est de faire en sorte que ces mères puissent travailler et assumer leurs responsabilités à l’intérieur comme à l’extérieur du foyer ! C’est cela qui me redonne l’espoir d’un lendemain radieux malgré toutes les difficultés dans lesquelles nous pataugeons ».
Le sourire de Rabiâa s’efface à nouveau comme s’éclipserait un soleil chaleureux de septembre. Car, bien que le Maroc ait tous les atouts lui permettant de surpasser ses concurrents dans le monde en matière de production du safran, notamment après l’embargo imposé par les Etats Unis d’Amérique à l’importation du safran de l’Iran, premier exportateur d’or rouge, il reste loin des objectifs escomptés à cause des reliefs chaotiques qui rendent les champs très difficiles d’accès. Cela explique d’ailleurs qu’on préfère souvent recourir aux marchés habituels concentrés dans une même zone, ce qui rend la concurrence encore plus difficile pour la production de Taliouine et ouvre la voie aux commandements des intermédiaires qui font la pluie et le beau temps aux dépens des intérêts des producteurs. Et pour pouvoir vendre leur production, ces derniers n’ont d’autre choix que de subir malgré eux cette sorte de dépendance et d’exploitation.
En effet, les agriculteurs et les femmes de la région ne tirent aucun profit de la hausse des prix de cette épice sur le marché mondial ; les revenus restent toujours en-dessous des attentes. A ce propos, Khadija Mhammdi, agricultrice et membre de la Maison du Safran assure : « Les plantations de safran ne cessent d’augmenter jour après jour et malgré l’amélioration de la qualité de notre production, les prix font du sur-place quand ils ne baissent pas parfois parce que les gens ici ne savent pas commercialiser ce produit. Malgré cela nous travaillerons de toute notre force et nous ne perdrons jamais l’espoir de redresser les choses. Car le safran est notre unique source de revenu ».
Pleines d’espoir, les yeux lançant à la vie des éclairs de défi, ces femmes courageuses n’ont besoin que de quelques efforts de la part des uns et des autres pour améliorer leur condition. Une stratégie bien étudiée les aiderait à commercialiser à l’échelle internationale ce produit qu’on peut considérer comme un des trésors de la région.
Le jour finissant, Rabiâa nous dit au revoir en insistant pour qu’on revienne lui rendre visite dans l’espoir que sa voix parvienne aux responsables.