Je lui ai dit en anglais: comment vas-tu Fabian ? Il a reculé légèrement. Il a mis fin à un petit arc qu’il dessinait avec ses épaules. Dans ses yeux brille un reflet de surprise, de doute et d’étonnement. J’ai constaté qu’il ne se souvient plus de moi. Car, je ne serais pour lui qu’un de ces centaines d’individus qui visitent quotidiennement «Casa Voyageurs» et à qui il demande de l’aide tous les jours.
Je lui ai rappelé notre première entrevue à Casablanca. Au cours de laquelle, il avait tenté de communiquer en français. Au cours de laquelle je lui ai répondu en anglais car, j’avais compris qu’il était candidat à l’immigration clandestine. Suite à cette piqûre de rappel, il s’est fendu d’un sourire de contentement. Mais, s’est replié vite: «Je ne me souviens pas de toi». J’ai répété des passages de nos discussions de l’époque. Genre: comment se fait-il que tu tentes l’immigration clandestine, alors que tu viens du Nigeria, ce pays richissime en pétrole ? «Ah ! C’est toi, le journaliste» a-t-il crié.
«Fabian, le nigérian» est l’un parmi ces dizaines de jeunes hommes et femmes subsahariens qui rentrent clandestinement au Maroc. Ils sont partout dans les villes marocaines: devant les mosquées, aux gares, aux arrêts des bus, aux grands carrefours, aux grands marchés publics et populaires.
Des jeunes hommes et femmes très polis. Avec des voix infiniment douces, ils demandent aide et soutien. Souvent, ils utilisent des expressions marocaines chargées de cultures religieuses. Les mêmes termes sont utilisés par leurs confrères marocains. La seule différence est peut-être le fait que les mendiants marocains sont souvent violents dans leurs propos, leurs langages et regards. Les candidats à l’immigration clandestine sont accompagnés par des femmes. Celles-ci portent des enfants sur leurs dos. Ces enfants sont nés sur la longue route qui les conduit à l’eldorado européen.
Je les interroge sur leur religion. La plupart d’entre eux est catholique. Je leur alors demande: pourquoi utilisez-vous des expressions religieuses musulmanes pour solliciter les aides. Ils se contentent de sourires fins. Mais, «Amma, la guinéenne» répond avec rétorsion: «Dieu ne se soucie pas de nos langues, mais plutôt de nos cœurs». Je l’interroge alors sur la signification de son prénom. Elle m’explique que «Amma» signifie tout simplement «l’eau». Je lui ai dit que ce n’est pas loin de l’arabe, où «almaa» signifie littéralement l’eau. «Non !» s’est-elle révoltée, «Il est plutôt près du même sens en amazigh. Une femme marocaine amazighe de Essaouira m’a expliqué que les amazighs appellent ‘l’eau’ par ‘amman’ ; nous, nous avons juste supprimé le ‘n’ de la fin» a-t-elle rétorqué.
J’ai rencontré Amma au Marché Jamia, un célèbre marché populaire de légumes, fruits et poissons. Elle est à la trentaine. Elle est mince. Ses yeux un peu jaunâtre. Peut-être, à cause du manque de sommeil. Elle me raconte que ses études ont cessé au niveau secondaire. Elle aurait marché à pied de la Guinée au Maroc, passant par le Sénégal et la Mauritanie. A plusieurs fois, Amma s’est trouvée près de Ceuta, dans des tentatives avortées de traverser vers ce qu’elle appelle «là-bas». Elle a décidé de retourner à Casablanca.
Pourquoi Casa exactement ? «Parce que c’est une grande ville. Où l’anonymat me permet de passer inaperçue», réplique-t-elle, ajoutant que «dans les petites villes, tu te sens plus stigmatisé comme migrant. Par contre, personne ne remarque ton existence si tu es à Casablanca».
Est-ce que son statut de femme étrangère fait d’elle un objet de violence morale ou physique ? Elle dit que relativement à ce sujet, elle est mieux traitée que les filles marocaines: «le harcèlement des filles marocaines est plus important que le harcèlement dont je suis l’objet», a-t-elle dit. «Ce qui peut s’expliquer également», selon elle, «par ma violence verbale et ma fermeté en terme d’autodéfense. Ce qui fait que la plupart des hommes n’osent pas me harceler». D’après elle, le grand harcèlement dont elle était l’objet venait de ses compagnons de route.
Je lui demande si elle recourt parfois à la prostitution pour gagner de l’argent. Elle ne cache pas sa colère. Elle dit que les prostituées vivent des conditions bien meilleures que les siennes. En revanche, elle me met sur la piste d’un grand réseau de prostituées subsahariennes qui agirait avec un mode opératoire très professionnel et qui bénéficierait d’une forte demande et d’une haute protection.
Où est-ce que ces migrants subsahariens passent la nuit ? Fabian dit qu’à un moment donné, il dort au Cimetière des Martyres de Casablanca ; car, il est le lieu le plus sûr vu qu’il abrite les tombes des familles aisées. En été, il dort sous ses arbres touffus. En hiver, il partage avec d’autres migrants une maison dans le bidonville de Toumara au sud de Rabat. Apparemment, il passe l’automne et l’hiver à Casablanca ; le printemps et l’été à Rabat. Au moins depuis 4 ans lorsqu’il a perdu tout espoir de traverser vers l’Europe en passant par Ceuta et Melilla occupés par l’Espagne.
Quant à Amma, elle habite, avec trois autres migrantes subsahariennes, dans une chambre au quartier Bouchentouf à Darb Soultan à Casablanca. Elle affirme qu’elles sont devenues parties prenantes du tissu sociétal du quartier. Elle se souvient encore des moments de joie d’al Aïd, partagés avec leurs voisins. Elle reconnait que même les ‘jeunes agressifs’ leur ont porté assistance. Contrairement à Fabian, Amma pense qu’il y a une harmonie et une synergie entre les habitants de ces quartiers populaires. Certes, ils sont agressifs, mais ils s’entraident tout de même.
Ont-ils demandé des cartes de séjour et/ou d’asile, après la promulgation il y a deux ans de la nouvelle loi ? Les deux ont présenté des dossiers. Ils ont été convoqués et entendus. Une instruction administrative les concernant est ouverte. Mais, Fabian dit que la priorité sera donnée à ceux qui travaillent dans des secteurs productifs réguliers et que ce n’est pas son cas.
Fabian avait travaillé dans une entreprise de construction de bâtiments. Mais, il a abandonné ce métier fatiguant et très mal-payé. Il préfère squatter dans la rue et mendier près des gares routières. Ce qui lui assure en termes de revenu le double de ce que lui propose son ex patron.
Quel avenir pour eux en tant que migrants ? Amma dit qu’elle est devenue marocaine de fait accompli. Elle ajoute que son rêve de traverser ver l’Europe commence à s’estomper. Par contre, Fabian dit que son séjour au Maroc est éphémère et qu’il compte toujours traverser vers l’Europe.
Et leurs pays ? Sur ce point, ils ont un point commun avec la plupart des candidats à l’immigration clandestine: le retour au bercail n’est pas envisagé. Amma déclare: «Oui, ma famille me manque. Je l’appelle tous les deux mois. Mais, pas question que je retourne».
Sont-ils réprimés par la police marocaine ? Là, ils sont d’accord: «on nous traite de la même manière que les marocains». Ils sont, en quelque sorte, contents d’être traités comme on traite les pauvres marocains.