Brusquement, un tohubohu règne sur l’ambiance. Ils viennent de déceler une patrouille à l’horizon. Le message passe très vite entre eux. Leurs allures changent. Ils accélèrent la cadence pour se cacher entre les arbres de la forêt. Certains se cachent derrière des rochers pas loin. Peu après, ils sortent de leurs abris. Je me suis rapproché d’eux. Ils ne veulent pas parler. Ils veulent d’abord que je leur donne à manger.
Hier, ils étaient des milliers. Aujourd’hui, ils ne sont plus que des dizaines. Des candidats à l’immigration clandestine, perdus en pleine forêt. Ils se rassemblent dorénavant près de Jebel Moussa (la montagne de Moïse), en cette phase de pleine évolution de ce dossier d’émigration clandestine sur les deux bords du détroit Gibraltar.
Un jeune trentenaire, s’exprimant en anglais, dit : «Nous sommes fatigués. Nous ne pouvons plus supporter. Même ceux qui ont traversé vers Ceuta, ont été remis à la police marocaine. En gros, ils ont risqué leur vie pour rien». L’un de ses amis ajoute «Nous savons que l’Espagne fait face à une crise et il se peut que nous ne trouvions pas de travail là-bas. Mais, nos conditions dans les centres espagnols d’accueil de migrants clandestins, seront surement meilleures que celles que nous vivons maintenant dans cette forêt et nettement meilleures que celles que nous trouverons à notre retour si jamais nous rentrons chez nous. Nous avons parcouru des milliers de kilomètres pour en arriver là et nous avons la chance ; car, beaucoup de nos amis qui nous accompagnaient, sont décédés en cours de route».
Ils sont au seuil du continent européen. Ils ont toujours rêvé d’embrasser son sol. De là où ils sont, sur ‘la montagne de Moïse’, ils peuvent voir clairement Ceuta. Ils observent les navires pénétrer toutes les deux heures le détroit jusqu’à ce qu’ils atteignent l’autre rive de la Méditerranée. La forte coordination sécuritaire entre le Maroc et l’Espagne ne jouait pas à leur faveur. Suite à cette coordination, toutes leurs tentatives de franchir la barrière de sécurité de Ceuta et Melilla, sont vouées à l’échec. Lesquelles tentatives font beaucoup de victimes, entre morts et blessés, en plus d’une vague d’arrestations. Ces détenus sont tantôt reconduits en dehors de la ville, dans le cadre de ce qui est communément appelé «la livraison chaude». Tantôt, ils sont retenus aux centres de détention archipleins.
Certains parmi ces candidats à l’émigration, ne peuvent plus supporter la vie dans la forêt. Ils décident alors d’abandonner leur rêve de joindre l’Europe et se contentent de vivre dans des quartiers périphériques de Tanger, en espérant bénéficier du statut de «réfugié». Et les relations qu’ils ont tissées dans la forêt peuvent leur permettre de vivre dans une maison cohabitée par des dizaines de candidats désespérés à la migration clandestine.
Hachem Rachidi est militant marocain des droits de l’homme. Il a travaillé pendant 15 ans sur l’immigration africaine au Maroc. Selon lui «l’immigration clandestine africaine à partir du Maroc a connu des changements radicaux. Un grand nombre parmi cette population a élu domicile dans les bidonvilles de Tanger. Du coup, ce n’est qu’une petite minorité marginalisée qui vit encore dans la forêt, en attendant l’occasion pour traverser vers l’Espagne à travers la mer ; car, la pénétration de Ceuta est devenue impossible». Rachidi ajoute : «Les accrochages entre les migrants et les forces de l’ordre ne se déroulent plus à la forêt, mais dans les quartiers chauds de Tanger. Pire, le déplacement des migrants vers Tanger suscite des frictions sans précédent entre eux et la population locale, notamment dans le quartier de Boukhalef qui connait un important mouvement d’exode rural de Marocains venus à la recherche de travail, né du développement de Tanger. D’où ces affrontements violents qui surgissent entre les migrants africains et les autochtones, en rapport avec les problèmes classiques liés à l’immigration, à l’instar de la discrimination et de la marginalisation ».
Rachidi fixe une date-repère qui a, selon lui, impacté la gestion marocaine de ce délicat dossier: «En septembre 2013, le Maroc a adopté une nouvelle approche, humanitaire, qui coupe avec l’approche sécuritaire, adoptée auparavant. Lequel changement a eu lieu grâce au Rapport du Conseil national des Droits de l’homme basé sur les recommandations des associations de la Société civile actives dans le domaine de la migration. Ainsi, le Maroc a régularisé la situation des candidats à l’immigration clandestine vivants sur son sol. Il a créé une direction chargée de ce dossier auprès du ministère de migration, dotée d’importants pouvoirs » a-t-il dit.
Cependant, conclut Rachidi, l’expulsion, en février 2015, des immigrants clandestins dans la région de Couroucou, près de Nador, remet en cause la volonté de continuer ce processus inauguré par le Conseil national des Droits de l’homme.