Âgée de 54 ans, Latifa Doukali est une journaliste aguerrie qui travaille à la Société Nationale de la Radio et de la Télévision (organe de presse public). Citoyenne et journaliste professionnelle en même temps, elle choisit néanmoins de faire la part des choses en s’exprimant sur l’état de la liberté d’expression et d’opinion. Elle dit donc avec regret : « En tant que citoyens marocains, nous avons constamment le sentiment qu’on nous traite comme si nous étions en état de liberté provisoire et qu’on pourrait nous convoquer à n’importe quel moment sous le prétexte de n’importe quelle accusation… Or, la poursuite judiciaire engagée peut n’être en réalité qu’une simple sanction "méritée" pour avoir exprimé notre opinion sur une question d’ordre professionnel ou public ». Latifa expose d’ailleurs quelques cas ayant été sujets à ce genre de violations franches, déplorant ainsi « l’absence de liberté d’expression au niveau de la pratique ».
Autocensure et lignes rouges
« Toute personne qui exprimerait librement son point de vue s’exposerait à toutes sortes d’intimidations, aussi bien explicites qu’implicites et courrait même le risque de faire l’objet de poursuites judiciaires. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à certains économistes ou encore ce que l’homme d’affaire populaire, Miloud, a dû subir après s’être exprimé sur le printemps arabe. Le juge Alhini, à son tour, a été limogé de la Magistrature et interdit du barreau… », poursuit la journaliste.
Travaillant dans un organe de presse public, Latifa se considère comme représentante de la « Presse officielle ». Elle explique en disant : « Il existe des lignes rouges prédéfinies que nous connaissons tous très bien et que nous ne pouvons en aucun cas enfreindre… Nous savions dès le départ que nous travaillons comme journalistes au sein d’un organe de presse public et, personnellement, d’ailleurs, je me considère comme journaliste de la presse officielle. Nous avons une certaine marge qui nous permet d’avoir l’illusion de travailler librement mais en réalité nous pratiquons l’autocensure car nous sommes parfaitement conscients que la moindre infraction peut nous coûter très cher... ou, tout au moins, mènera-elle directement à la suspension du programme… C’est pourquoi, nous nous réfugions dans l’autocensure pour prévenir tout dépassement des lignes rouges… ».
Le Maroc parmi les pays où la liberté d’expression et de presse est la plus bâillonnée
Durant les deux dernières années, les plus remarquables des procès judiciaires attentés à la liberté d’expression et d’opinion au Maroc sont ceux du journaliste Omar El Mezien, du blogueur Mourad Zaâbak et du directeur du journal Al Âlam Abdallah Al Bakali qui ont dû comparaître devant le juge pour répondre de diverses accusations. On raconte même qu’Al Bakali serait encore poursuivi en justice depuis mars 2016, après que le Ministre de l’Intérieur eut porté plainte contre lui suite à la publication d’un article où il est question d’élections régionales biaisées tenues dernièrement au Maroc.
A noter qu’au mois d’avril dernier l’organisation internationale « Freedom House », très active dans le domaine des politiques relatives à la liberté d’expression et à la protection des journalistes, a classé le Maroc parmi les pays où la liberté d’expression est la plus bâillonnée, mettant ainsi le Royaume à la 145 ème place sur un total de 199 pays. Il n’empêche malgré tout que certains trouvent que ce classement est loin de refléter la réalité.
Observation
L’Organisation de la Liberté de Presse et d’Expression avait en effet créé un observatoire baptisé « Observatoire des Libertés » et équipé d’un instrument de contrôle électronique relié à une application électronique nommée « Observatoire des libertés des réseaux de médias au Maroc ».
Ce programme électronique est présenté par Mohamed El Aouni, président de ladite organisation comme « une application pratique qui regroupe, présente et documente les infractions, les réclamations et les violations qui lui parviennent sous forme de plaintes ». Il assure également que « l’observatoire, en tant que comité d’étude, de suivi et de contrôle, fonctionne de façon indépendante et parallèle au travail de l’Organisation, afin d’éviter tout amalgame au niveau des positions que pourrait prendre l’Organisation après évaluation générale et lecture de la réalité et des libertés médiatiques… ». Par ailleurs, « le programme est ouvert à toutes les plaintes pouvant être déposées par chaque citoyen, femme ou homme, en plus des rapports transmis par les observateurs qui y travaillent et par toutes les parties concernées par la question : journalistes, militants des droits de l’homme, communicateurs numériques, ainsi que tous ceux qui peuvent apporter un plus au Centre en lui fournissant toutes les données dont il a besoin », fait-il remarquer.
« Dans la mesure où l’application disponible sur le site met à la disposition du public un formulaire intégré qu’il est possible de remplir et d’envoyer ensuite par courrier électronique, Nous recevons aussi des plaintes faisant état d’infractions et de violations de la liberté de presse et d’expression à tous les niveaux définis par la classification riche que vous pouvez consulter directement à l’Observatoire des Libertés », ajoute Mohamed El Aouni.
En consultant ledit formulaire, nous avons pu constater en effet qu’il permet de préciser les données personnelles en plus de celles qui se rapportent à l’infraction en question, de même que, selon les données affichées sur le site, 1577 plaintes ont été enregistrées.
El Aouni fait remarquer également que ce travail a abouti à la rédaction d’un rapport ayant pour titre « L’état des libertés de presse et d’expression au Maroc en 2015 : des ailes brisées » et qu’il décrit comme étant « le premier rapport du genre au Maroc ». Il s’agit d’un rapport de 216 pages rédigées en langue arabe, en plus d’un résumé écrit en langue française. Dans ce rapport, il est noté que les décisions de justice condamnant des journalistes et des usagers des moyens de communication numérique sont au nombre de 33, contre 5 seulement en leur faveur. Cela signifie que sur l’ensemble des décisions judiciaires se rapportant au domaine de la presse, 86.84 % sont prononcées contre les journalistes. A savoir aussi que l’observatoire et l’Organisation travaillent à la rédaction d’un nouveau rapport qui est à paraître avant la fin de l’année prochaine et qu’ils souhaitent relever le défit de transformer la rédaction de ce document en tradition annuelle.
Obstacles
El Aouni ne nie pas l’existence de nombreux obstacles qui entravent l’observation et dont certains sont objectifs, tandis que d’autres sont subjectifs. Aussi l’explique-t-il en disant : « Si l’on s’arrête aux obstacles d’ordre objectif, l’on peut surtout relever ceux qui se rapportent aux actions par lesquelles les institutions et certains appareils de l’état tentent de censurer l’information portant sur les libertés de la presse, de la communication numérique et de l’expression en général. En effet, nous avons des difficultés à vérifier certaines informations qui nous parviennent ou à examiner minutieusement certaines plaintes qui nous sont transmises. Car il est rare que les instances officielles, les institutions gouvernementales, ainsi que les appareils de l’état en général se montrent coopérants envers nous. Les choses ne s’arrêtent pas là d’ailleurs ; il arrive aussi parfois qu’on nous donne de fausses informations sur des cas survenus dans les régions ».
D’autres obstacles proviennent de la société elle-même. Notre interlocuteur fait remarquer en effet qu’il existe des amalgames au niveau des appellations et des caractérisations, de telle sorte, dit-il, que « certains se font passer pour des journalistes sans qu’ils le soient de profession ni de manière légale, tandis que d’autres cèdent à la confusion en passant inconsciemment du journalisme citoyen qui est une caractéristique morale proche de l’amateurisme au journalisme professionnel ».
Quant aux obstacles subjectifs, El Aouni les attribue au « manque de moyens, à l’absence de sérieux chez certains observateurs ayant pourtant été formés par l’Organisation et par l’Observtoire, ainsi qu’aux lacunes contenues dans les plaintes enregistrées aussi bien au niveau de leur contenu qu’au niveau de la transmission de l’information ».
Il ne fait aucun doute que le travail journalistique se trouve cerné par de nombreuses contraintes qui mettent la liberté d’expression à rude épreuve… D’ailleurs, la célèbre doxa selon laquelle « l’info est sacrée ; le commentaire est libre » et que les journalistes connaissent par cœur devient très souvent un simple mythe, notamment lorsque le journaliste se retrouve poursuivi en justice à cause de ses opinions.