"La religion, la monarchie et l'union nationale", voici les trois lignes rouges, établies par la société marocaine à travers les habitudes et les traditions coutumières et par les gouvernements successifs, qu'un journaliste ou un artiste ne doit pas franchir. Ceci a engendré une sorte d'autocensure chez ces professionnels, les empêchant d'aborder des sujets relevant des "trois interdits".
"J'ai peur que mes efforts partent en l’air", C'est ainsi qu'a répondu (S. A), un journaliste marocain travaillant dans un média national, à notre question concernant les raisons du non traitement de quelques sujets par les journalistes. "Quelques journalistes tentent d'aborder ces sujets, mais ils sont confrontés à des rédactions et des administrations rigides qui ont peur des sanctions qui en découleront", a-t-il ajouté.
"Les sujets publiés passent par des filtres, notamment l'autocensure du journaliste et la censure imposée par le comité de rédaction, ainsi que celle imposée par la société sur ce genre de produits", a expliqué le journaliste qui a préféré garder l'anonymat, affirmant qu'un journaliste peut aborder n'importe quel sujet d'ordre social, humain ou même politique, en dehors des trois tabous.
La même source a ajouté qu'il existe d'autres facteurs, outre les tabous, qui créent une sorte d'autocensure chez les journalistes, spécialement les affinités et appartenances des propriétaires du média, ainsi que le marché publicitaire entravant le traitement de nombre de sujets. Les relations personnelles des journalistes, peuvent également influencer, d'une manière ou d'une autre, leur décision d'aborder ou pas tel ou tel sujet, toujours selon notre interlocuteur.
De son côté, le journaliste du site d'information "Hespress", Tarek Benhda, ne voit pas les choses sous le même angle. "Je ne crois pas qu'on peut parler de tabous au Maroc, mais plutôt d'une ligne éditoriale qui diffère d'un journal à l'autre", a-t-il dit, ajoutant que "la fortune royale est un sujet que les journaux ne peuvent pas aborder, mais le journal Telquel a écrit récemment dessus parce qu'il disposait de données et de chiffres réels, acquis de sources fiables".
Au sujet de l'autocensure, Benhda a expliqué qu'il "ne s'agit pas d'éviter d'écrire sur des sujets sensibles, mais plutôt de respecter l'éthique journalistique et d'avoir le sens de responsabilité vu le pouvoir que peut avoir un article à influencer les destins des gens et des entreprises", ajoutant que "les médias marocains traitent les sujets qualifiés de sensibles avec l’esprit de Scoop et de Buzz auprès des lecteurs. C'est rare que ce genre de sujets soit abordé d'une manière professionnelle et qui respecte l'éthique".
Quant au Docteur Yahia Yahiaoui, Professeur conférencier à la faculté de Mohamed V à Rabat, il estime que l'autocensure n'est ni une restriction de la liberté d'expression comme il peut sembler, ni un obstacle devant l'exercice du métier de journaliste et encore moins un défaut, mais une expression de la conscience professionnelle profonde du journaliste, son adhésion à l'éthique et sa conviction que la liberté de presse n'est pas absolue, mais une affaire publique dépendant d'un contexte et encadrée par des règles".
Il a ajouté que, même dans les pays développés, où la liberté d'expression est considérée comme un droit fondamental, la liberté de presse n'est pas absolue, mais une affaire publique où le journaliste est appelé à respecter des éthiques professionnelles préétablies, non seulement pour garantir la liberté de son domaine, mais pour préserver, aussi, la liberté d'expression, indispensable pour les médias et pour la démocratie.
Docteur Yahiaoui a également indiqué que "l'existence d'une presse libre et indépendante n'est pas seulement l'essence même de la liberté d'expression, mais également la manifestation de cette liberté d’expression, ce qui nécessite de lui procurer une protection particulière. Toutefois, cette liberté ne saurait pas être absolue, notamment en ce qui concerne le respect de l'intimité des autres, de leur vie privée et de leurs droits, vivants ou morts".
Il a ajouté que "les lignes rouges ne doivent pas non plus restreindre l'exercice du métier de journaliste, mais se contenter uniquement de tracer un cadre juridique vertical et laisser la gestion horizontale aux acteurs eux-mêmes, les journalistes. Les autorités ne doivent pas mettre en place des législations limitant la liberté d'expression et, par conséquent, la liberté de presse, que dans des cas bien précis, qui ne peuvent faire l’objet d’aucune interprétation. Car, tout texte flou peut faire l’objet d’interprétations, qui pourraient faire tomber l’action médiatique sous la coupe des autorités ou de la justice.
Pour compléter notre enquête, il a été question de prendre l'avis du ministère de Communication sur la question. C’est l’autorité de tutelle sur le secteur médiatique au Royaume. Au départ, ce fut une série de questions et de complications administratives, avant que le responsable concerné ne coupe les ponts de communication. Il a été donc jugé utile de se référer à d'anciennes déclarations du ministre de communication et porte-parole du gouvernement, Mustapha Khalfi, qui a affirmé, à maintes reprises, que les indicateurs de la liberté de presse au Maroc ont enregistré une hausse considérable ces dernières années.
Khalfi a déclaré que : « le Maroc a enregistré une baisse des agressions à l'encontre des journalistes en 2015 ; aucun journal n'a été saisi, aucun site électronique n'a été fermé et aucun mécanisme de censure n'a été déclenché ; le Royaume est soucieux de respecter son choix de conforter la liberté de presse et de faire face aux défis auxquels le domaine est confronté ».
Entre ceux qui considèrent l'autocensure et les lignes rouges comme un obstacle devant l'évolution de la presse marocaine et ceux qui y voient un moyen pour améliorer et encadrer le secteur, les professionnels restent perplexes, se demandant quels sujets peuvent-ils aborder sans avoir peur, surtout avec la liberté grandissante sur les réseaux sociaux, où on aborde les sujets les plus sensibles et les plus dangereux.