Cependant, quiconque observerait l’organisation de la société saharienne dont la structure sociale, les classes et les catégories tribales ressemblent assez à celles de la société mauritanienne, comprendrait que l’esclavage existe bel et bien et de façon manifeste, bien que moins sévère. L’on pourrait même le qualifier dans ce cas d’« esclavage doux ».
Mbarek Laâbayd est un jeune qui, comme son nom l’indique, appartient à la classe des esclaves. Ainsi, la société sahraouie perpétue ses hierarchies jusque dans les noms, de sorte que l’on devine l’origine d’une personne dès que l’on entend prononcer son nom. Mbarek qui est chauffeur de taxi en zone urbaine dans la ville de Laâyoune nous fait part de ses vieilles blessures : « Je me rappelle encore le traitement que réservaient depuis ma tendre enfance les fils du maître, qui étaient jeunes pourtant, à mon père plus âgé qu’eux. Ainsi, ils lui donnaient des ordres en demeurant assis. De même, il n’osait jamais se mettre à table avec eux et il éprouvait même de la joie en acceptant les vieux habits que le maître daignait lui léguer, en étant convaincu que ce don est une aubaine et une pure bénédiction! J’ai grandi et avec moi grandissaient mes rancœurs et mes rancunes… Je n’ai pas pu poursuivre mes études, puisque ma famille n’en avait pas les moyens. Mon père, qui craignait ma façon de penser et mon caractère insoumis, s’est alors mis à m’emmener avec lui chez le maître pour que j’effectue des tâches de balayage et de lavage et que j’aide à exécuter n’importe quel ordre donné. Etant devenu plus grand, j’ai exprimé haut et fort ma révolte et mon rejet de l’aumône que le maître nous faisait en rétribution de l’exploitation qu’il nous faisait subir à mes frères, à mon père et à moi, sous prétexte que nous lui appartenions. J’ai donc cherché partout un métier que je pourrais exercer librement et maintenant, comme vous pouvez le constater, je suis chauffeur de taxi et je me sens content de ma situation ».
Par ailleurs, la société permet à l’homme ce qu’elle ne permet pas à la femme. Ainsi, l’esprit de révolte que Mbarek a manifesté contre son esclavage héréditaire, n’a pas été donné à Khwayra qui paraît résignée et soumise à sa condition. Ainsi, quand nous lui demandons pourquoi elle n’a jamais quitté la demeure des maîtres, elle nous répond, indignée : « Vous plaisantez, c’est sûr !... Et où voulez-vous que j’aille ?! C’est mon monde ici ! Et puis, j’aime beaucoup ma maîtresse et j’espère que je mourrai en étant à son service… De plus, elle m’offre à manger et me donne de quoi me vêtir. J’aime ses enfants comme s’ils étaient les miens ; ne suis-je pas celle qui les ai élevés ?! ».
En l’interrogeant sur sa situation de vieille fille n’ayant jamais été mariée et n’ayant jamais eu d’enfants, elle répond, l’air mécontente de ce que nous venons de lui dire : « Dois-je m’opposer à ce que le Bon Dieu a voulu pour moi ? Ma maîtresse n’a rien à voir là-dedans. Ma mère, qui était au service de la mère de ma maîtresse, m’avait envoyée avec elle lorsqu’elle a été mariée ». Après un moment de distraction, elle lève vers nous des yeux remplis de certitude en disant : « S’il m’était donné de recommencer ma vie, je la passerais toute à son service ».
Afin de définir les différentes manifestations de l’esclavage, nous avons contacté Mme Fatima Ezzahra Ma Elâaynine, memebre du bureau national de la Ligue Marocaine des Droits de l’Homme. Elle nous explique : « Bien qu’appartenant à la société arabe, les peuples du Sahara diffèrent des autres, étant donné qu’ils sont conscients des lois sociales et qu’ils les observent globalement, bien qu’ils ne le fassent pas à la lettre. Ainsi d’un point de vue juridique et politique, les hommes sont tous égaux devant le droit à la justice, à la santé, à l’éducation, ainsi que devant les autres droits politiques et civils. Cependant, bien que la loi régisse les relations sociales, nous ne pouvons pas nier l’existence d’un « esclavage doux », comme nous l’appelons. Cela est dû au fait que les « esclaves » eux-mêmes ne parviennent pas à se libérer, malgré tout ce que la vie sociale leur accorde aujourd’hui. Leur dépendance symbolique des maîtres et leur peur de ne plus se sentir en sécurité en se séparant d’eux fait que le recours à la loi pour les protéger devient impossible. Nous avions d’ailleurs évoqué ce sujet lors d’un débat avec le haut délégué des droits de l’homme à Genève et nous avions expliqué que le problème était purement socioculturel, puisque de nombreux « esclaves » refusent de s’affranchir de leur maîtres pour de nombreuses raisons telles que l’habit et la nourriture, surtout s’ils sont en proie à la pauvreté et à l’ignorance. Nous observons toutefois des balbutiements de révolte contre cette situation venant de la part des jeunes « esclaves » qui, pour la plupart, refusent désormais de se soumettre à cet état des choses et tentent de couper les ponts avec la passé de leurs aïeux. En ce qui concerne le problème des mariages mixtes entre la catégorie des esclaves et celle des maîtres, il trouve son explication dans les grands obstacles sociaux qui interdisent le mariage d’un esclave et d’une femme libre. Cela est tellement mal perçu par la société qu’il peut induire la rupture de tout contact avec le couple, comme s’ils avaient commis un crime impardonnable ! Mais je pense que l’aisance financière fera en sorte que de nombreux complexes se résorberont spontanément ».