Ils ont choisi de jouer au chat et à la souris avec les autorités au lieu d’organiser des protestations. Ils se déplacent d’une ville à l’autre, non pas pour faire les touristes, mais pour chercher un gagne pain. Leur situation empire, surtout avec la nouvelle loi stipulant que les candidats en lice pour des fonctions étatiques doivent s’affronter dans un débat sur les postes en question. Un nombre de postes inférieur à celui des diplômés annuels des universités, ce qui engendre la hausse du chômage chez les jeunes.
Ibrahim Manani, 29 ans, est un jeune marocain détenteur d’une licence en droit depuis 2013. Il a perdu espoir de trouver un poste étatique ou même dans le secteur privé. L’attente est mortelle et prendre son argent de poche de chez ses parents est déplaisant. Il a alors décidé d’apprendre le métier de son frère aîné. Un métier artisanal qui utilise la technologie d'impression laser alliée aux techniques de fabrication traditionnelles. Il croyait qu’il s’agissait d’un métier sans difficultés et que commercialiser ses produits artisanaux était une mince affaire.
Un sentiment d'injustice le submerge à chaque fois qu’ il feuillette les pages de son dossier, contenant ses documents, ses diplômes universitaires, des reçus et des modèles des tests écrits certifiant les demandes qu’il a présentées pour passer ces débats, en vain. « Ils nous utilisent pour légitimer des postes déjà destinés à leurs proches et amis ou à ceux qui donnent des pot-de-vin. Comme si nous étions des objets qui ne servent qu’à donner de la légitimité à l’intégrité de ces débats », a-t-il dit. C’est un sentiment commun chez la plupart des jeunes qui n’ont pas réussi à décrocher une fonction étatique.
Le Haut-commissariat au Plan du Royaume du Maroc (une institution officielle chargée des statistiques) a indiqué que le taux de chômage au royaume est passé de 9,9% au premier trimestre de 2015 à 10% à la même période de 2016. L’analyse des profils de la population en chômage indique qu’environ 8 chômeurs sur 10 sont des citadins, que 63,9% des chômeurs ont entre 15 et 29 ans et que le tiers des chômeurs (31,6%) sont diplômés du supérieur (23,1% pour les hommes contre 52,4% pour les femmes).
Ibrahim a appris le métier de son frère aîné qui lui a offert ses outils sous licence. En effet, le grand frère était obligé de s’en séparer et travaille désormais dans un magasin de vente de matériaux de construction. Ibrahim, son petit frère Omar (20 ans, a quitté l’école depuis la 4ème année primaire) et son beau-frère Abdelkabir s’entraident dans ce métier. Ibrahim est marié à la sœur aînée de Abdelkabir et Omar pense, lui-aussi, sérieusement se marier. Leur travail est saisonnier. Ils sont toujours à la recherche de foires nationales et de festivals d’été.
Les trois partenaires créent des modèles différents (clés, cœurs, etc…) utilisant les planches de bois colorées et polies d’une peinture mielleuse du genévrier pour y inscrire les noms des clients ou des citations d’amour et des prières. Parfois, ils mélangent le bois jaune de citronnier avec les feuilles de genévrier de couleur marron pour donner plus de beauté à leurs créations en y insérant les lettres en bois imprimées avec la technique du laser ou en inscrivant dessus des calligraphies arabes noires ou bleues, mélangées à une teinture dorée.
Cet été, ils ont choisi de quitter leur village dans les périphériques de Taroudant (sud du Maroc) pour se rendre à une ville côtière au nord. Ils y sont arrivés à la mi-juillet et y sont restés jusqu’à aïd el-Idh’ha. Ils ont emporté les marchandises, les outils et un petit atelier mobile, ainsi que les besoins basiques de la maison et de la cuisine pour s’y installer provisoirement.
Ils ont loué une maison dans un quartier populaire à 40 minutes à pieds du lieu d’exposition de leurs marchandises, avec 1700 dirhams. Une somme mirobolante à leurs yeux. Chaque matin, ils traversent la ville pour se rendre à la plage où ils installent leurs étalages. Ils donnent une commission à des enfants pour transporter leurs marchandises, ainsi qu’une valise pleine de produits artisanaux, un coffre contenant des lettres latines en bois imprimé qui ressemble aux boites de transport des serpents, une bouteille d’eau et une chaise pliable. Ibrahim transporte, quant à lui, une chaise et une table en acier.
Abdelkabir (34 ans, avait étudié une seule année en primaire), s’est chargé ce jour de préparer le déjeuner. Il a rejoint ses amis après la prière de midi, muni d’une casserole de bouillon de poulet chaud, bien scellée par un fil, enveloppée dans un sac en plastique transparent et placée dans un panier à côté de quatre baguettes. C’était son tour de préparer le déjeuner. Le jour suivant, c’est le tour de Omar selon un ordre établi.
Ibrahim et Omar sont arrivés sur le lieu de leur exposition. Partout, il y a des vendeurs ambulants qui exposent leurs produits sur un tapis ou sur une table, sans prêter la moindre attention à la beauté de la plage à l’instar des autres vacanciers. Les trois collègues ont choisi ce travail pour juguler la pauvreté. Chaque membre du trio aborde les passants pour vendre ses produits, même à des prix bas.
Ils ont commencé à installer leurs marchandises sur un tapis blanc et se sont assis à côté. Leurs chapeaux ne les protègent pas suffisamment contre le soleil brulant. Ils n’ont pas acheté de parasol pour ne pas être gênés quand ils devront fuir. La beauté de leurs produits interpelle quelques passants. Certains achètent un décor, d’autres demandent les prix mais finissent par partir, alors que d’autres demandent à Ibrahim d’inscrire un nom, une adresse web ou un numéro de téléphone sur l’un des tableaux ou un porte-clefs. Quelques passants font leurs demandes, paient à l’avance et promettent de revenir récupérer leurs achats après la baignade, alors que d’autres encore attendent la réalisation de leurs produits sur place.
Le trio passe sa journée sur ses nerfs parce qu’ils doivent éviter de tomber entre les mains de la police parce qu’ils n’ont pas d’autorisation. Ils ont choisi un endroit au milieu des vendeurs ambulants pour éviter les descentes surprises qui ressemblent à celles opérées contre les trafiquants de drogues. L’arrivée de la police est rapidement relayée entre les vendeurs. Ibrahim et ses compagnons sont obligés de fuir, tout comme les autres vendeurs ambulants, faute de cette fameuse autorisation. C’est comme le jeu du chat et de la souris. Quand la voiture de police est arrivée, les vendeurs se sont dispersés dans tous les sens. Quelques uns d’entre eux ont mis leurs marchandises dans des sacs en plastique qu’ils ont cachés dans les égouts. Un vendeur a refusé de fuir et il a été conduit de force à la voiture de police.
Ces vendeurs ne disposent pas d’un endroit où ils peuvent vendre leurs produits. Ils sont obligés de bouger en permanence. Mais, ce qui inquiète Omar le plus, c’est que « rien ne va plus pour lui : les années d’études sont perdues pour rien et personne n’apprécie la valeur de nos créations artistiques », raconte Ibrahim, les larmes aux yeux. Il s’insurge contre les réactions violentes des agents de l’ordre.
« Nous avons frappé à toutes les portes pour avoir une autorisation, en vain. Je ne sais pas pourquoi ils donnent les autorisations aux étrangers et pas à nous », se demande Ibrahim avec une voix basse, traduisant ses difficultés respiratoires à cause de son asthme. Nous lui avons demandé s’il a tenté de créer un projet et demandé un financement dans le cadre de « l’initiative nationale de développement humain ». Il a affirmé que ce n’était pas le cas, en demandant de lui fournir des précisions sur ce projet.
L’expert Mohamed Rekkibi, président du département social à Boujdour au sud du Maroc a fourni quelques précisions concernant cette initiative. Il lui a conseillé de créer une coopérative réunissant les professionnels de son métier avant de créer son projet et l’a orienté vers l’un des bureaux publics spécialisés. Ibrahim a été convaincu et la satisfaction se lisait sur son visage. Il a noté ces informations sur un bout de papier et le soir il a présenté l’idée à ses compagnons autour d’un dîner composé d’œufs aux tomates et d’un verre de thé. Ils étaient eux aussi convaincus de l’idée. Travailler en dehors des cadres législatifs est fatigant et dangereux.