Il n’est pas facile d’atteindre le campement d’une des famille nomades du désert, sans l’aide d’un guide rompu aux méandres de la région, aguerri aux dédales des dunes et expérimenté aux tempêtes de sable et aux conditions climatiques extrêmes… En effet, du fait de la nature et du climat sahariens, les reliefs se composent exclusivement de collines et de "sebkhas", de même que les vents ne cessent de redessiner les formes géographiques de la région en effaçant sans arrêt les traces de pas, de pattes et de pneus. A bord de notre véhicule à quatre roues motrices, il nous fallut rouler près d’une heure, à vitesse moyenne, au nord de la ville de Boujdour dans la région de la "Sakyia Hamra", avant que n’apparaissent à l’horizon trois tentes disparates à moitié cachées par les troupeaux de chèvres et les chameaux qui paissaient à cinq cents mètre de nous.
Né dans l’une des plus anciennes tribus sahraouies dont il a hérité de la vie nomade et pastorale, Mohamed Fadhel est un quinquagénaire fluet de taille moyenne. Un chèche qu’il porte sur la tête pour se protéger du soleil brûlant et des coups de vent sablonneux lui recouvre une bonne partie de la face et lui descend jusqu’au cou, voilant ainsi les traits de son visage. Son habit bleu typique, plus connu sous le nom de "Derraâ", a beau être très large, il ne l’empêche pas de bouger agilement, qu’il soit nu-pieds ou vêtu de ses chaussures de cuir usées. Il est père de cinq enfants dont certains, comme lui, ne sont jamais allés à l’école, tandis que les autres l’ont quittée très tôt pour l’aider à affronter les difficultés de la vie nomade.
Assis à même le sol, les jambes croisées, comme le veut le rituel traditionnel du thé, il laisse mijoter la liqueur noire sur un feu de bois très doux et, avec un accent proche de celui des arabes du Golfe et qu’on appelle " Al hassanya", en référence à la tribu "Beni hassan" en Arabie, il ordonne à son plus jeune fils de lui apporter un bocal de lait de chamelle frais. Le quinquagénaire, qui n’a pas hésité à nous recevoir à condition seulement que nous n’utilisions aucun appareil photo ni vidéo, nous a fait part de toutes les peines qu’il doit endurer à cause de la sécheresse et des rudes conditions climatiques. C’est que la plupart des puits auxquels les Nomades ont l’habitude de s’abreuver se trouvent désormais, soit à sec, soit extrêmement salés, soit trop éloignés des pâturages. Cependant, malgré le triste récit qu’il nous fait, l’on ne peut s’empêcher en l’écoutant d’apprécier la richesse de son expérience et de savourer l’éloquence de ses propos pleins de sagesse et de maximes.
Son unique source de revenus provient de la vente de quelques têtes de bétail, chèvres et chameaux et il se nourrit principalement de pain traditionnel, de lait et de graines de blé ou d’orge torréfiés, en plus du nombre infini de verres de thé qu’il ingurgite et qu’on ne cesse de laisser mijoter à longueur de journée. Il se couche tôt après la dernière prière du soir pour se lever au petit matin et entamer une nouvelle journée d’endurance.
Malgré sa dureté, Mohamed Fadhel préfèrerait la vie sèche du désert aux murailles de ciment de la plus vaste des maisons. Car la ville pour lui n’est qu’une sorte de prison où il se sent étouffer, chaque fois qu’il lui arrive de s’y rendre. Il ne le fait du reste que pour se procurer de l’eau potable, nécessaire à la préparation du thé (l’eau des étangs), pour acheter de quoi renflouer les fourrages lorsque les pluies tardent à venir ou encore pour se soigner, quand la maladie tient tête aux herbes médicinales, à l’urine des chameaux, à la graisse contenue sur leurs dos ou encore au gras des chèvres. D’ailleurs, il ne se sent respirer de nouveau qu’une fois rentré chez lui, sous sa tente et près de ses bêtes, là où il n’y a ni pollution de l’air, ni encombrement des rues, ni klaxons, ni bruits de moteurs et là où les gens n’ont pas besoin de se bousculer entre de larges murailles, ni dans des bâtiments hauts qui interdisent l’horizon
Quand quelques gouttes de pluie viennent à tomber du ciel, la paume de Mohamed Fadhel se tend pour les accueillir avec une joie optimiste. C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne cesse de demander des nouvelles des régions où, lui dit-on, il y aurait eu des averses, espérant toujours qu’elles soient proches de la zone où il se trouve pour qu’il puisse s’y rendre avec les siens quand sera venu le moment de trouver de nouveaux pâturages aux troupeaux de chèvres et de chameaux… Telles sont les pensées qui le hantent sans répit.
Mahmoud est conseiller auprès d’une des communautés rurales de la province de Boujdour. Il dit que l’état fait du mieux qu’il peut et tente, autant que le lui permettent les moyens dont il dispose, d’alléger la peine des éleveurs dans ces régions désertiques reculées, en particulier durant les saisons de sécheresse. De même, il essaye d’apporter son soutien aux coopératives qui commercialisent le lait de chamelle sur le marché afin d’encourager les jeunes à investir dans ce secteur.
Selon des données que nous nous sommes procurées au sujet de l’élevage au Sahara, le nombre de bêtes dans un troupeau varie selon que la période est dite "ordinaire" ou "exceptionnelle". Ainsi, durant la première période, un troupeau compte 25 mille têtes de chameaux et 20 mille têtes de chèvres, tandis que durant la période dite "exceptionnelle" le nombre peut s’élever jusqu’à 75 mille têtes de chameaux et 60 milles têtes de chèvres. Et, même si les fourrages ne sont pas subventionnés par l’état, la région est pourvue de cinq puits modernes équipés de moteurs, de réservoirs et de vannes d’arrosage, de trois autres réservoirs d’eau potable, en plus d’un étang naturel à "Keltet Zemmour". Par ailleurs, en plus des rentrées d’argent assurées par la vente, le lait et la viande de ces troupeaux assurent aux éleveurs l’autosuffisance nutritionnelle. Toutefois il est à noter qu’il n’existe ni écoles ni centres de santé dans la région et que seules les villes sont pourvues de ces services.
Selon Docteur Slaheddine Errekibi, spécialiste en sociologie et en anthropologie, il faut distinguer la culture du mode de vie nomade. Les chercheurs occidentaux parlent en effet de civilisation nomade, vu l’étroite relation qui existe entre les Sahraouis et leurs chameaux, entre leur vie nomade et l’élevage en tant qu’investissement économique. Or, le sociologue trouve qu’il s’agit dans ce contexte précis d’une nouvelle configuration que connaît la région de "Sakiya Hamra", depuis la régression du mode de vie nomade basé sur le déplacement continu à la recherche des points d’eau et des pâturages.
En effet, pour Slaheddine Errekibi, la vie que mènent actuellement les éleveurs sahraouis ne peut pas être qualifiée de "nomade", ni même de "semi-nomade", dans la mesure où la plupart des propriétaires de bétail de "Sakiya Hamra" sont en réalité des citadins qui vivent dans les villes de Laâyoune ou Boujdour et qui investissent dans le secteur de l’élevage productif nomade en payant des bergers pour s’occuper des troupeaux. « Ils les rejoignent de temps à autre pour leur fournir ce dont ils ont besoin et pour contrôler leur travail. Les plus aisés d’entre eux se déplacent d’ailleurs à bord de véhicules à quatre roues motrices et se servent de moyens de communication ultramodernes qui n’existaient pas du temps des vrais nomades », explique le sociologue.
Le chercheur fait remarquer d’autre part que les habitants de "Sakiya Hamra" ont conservé leur mode de vie nomade jusqu’au milieu des années 70 du siècle précédent. Comme beaucoup d’autres Sahraouis, on les surnommait "les enfants des nuages", en référence au fait que leur vie s’organise autour de la chasse à la pluie et que leur activité économique se fonde sur la recherche des pâturages. Ils se déplaçaient en groupes et s’installaient de façon provisoire dans de petits campements appelés « Lefrig », mot qui signifie en hassaniya un ensemble de familles qui font partie de la même tribu ("ârch" ou "fkhadh") et qui se déplacent et campent ensemble. Dans ce cadre, le sociologue énumère les sept membres principaux dont se compose « Lefrig » et qu’on considérait à l’époque comme incontournables pour que le campement réponde aux normes de base : « un artisan, un magistrat, un thérapeute, un savant en théologie, un expert en forage des puits, un berger et un cheikh (un sage) ».
Selon les données récentes du Haut Commissariat au Plan, 95% des Nomades se trouvent principalement dans quatre zones géographiques situées à l’est et au sud du Maroc. Près des deux tiers d’entre eux, soit 60.8 %, vivent dans la région de Derâa Tafilalet, tandis que 21% sont installés dans la région de Guelmim-Oued Noun, 6.6% à Laâyoune-Sakiya Hamra et 603% à Souss Massa.
Par ailleurs, les taux d’analphabétisme sont très élevé dans le milieu de ces Nomades et atteignent les 81.9 % à l’échelle nationale. En même temps, le taux du chômage y étant de 10.1 % seulement, comparé au taux national qui est de 16.2 %, cette catégorie sociale peut être considérée comme plus active que le reste de la population marocaine, à raison de 56.8%.
Il n’en reste pas moins vrai cependant qu’à défaut de programmes de développement efficaces destinés à améliorer les conditions de vie de cette catégorie sociale marocaine, la poursuite des nuages demeurera longtemps encore le seul moyen de survie, qu’il s’agisse des Nomades, des semi-nomades ou des bergers. Quand les pluies manquent, les pâturages naturels disparaissent, les bêtes meurent et avec elles s’efface le sourire de Mohamed Fadhel.