J. M. est une femme psychologiquement et matériellement brisée à force de garder le silence devant l’alcoolisme de son mari. Les larmes aux yeux, elle nous fait part de son histoire : « Lorsque je l’ai épousé, je ne savais pas qu’il était alcoolique. Il était largement suffisant pour ma famille qu’il se nomme tel, qu’il soit fils de tel, qu’il soit issu de la tribu telle et qu’il ait des revenus mensuels conséquents. De plus, son aspect physique ne laissait pas présager ce que j’allais découvrir plus tard… ».
Se croisant les doigts, elle poursuit dans un long soupir son récit douloureux : « Nous nous mariâmes. Les premiers mois de vie commune se déroulèrent de façon assez normale. Ou, du moins, je n’avais rien remarqué. C’était pourtant le calme avant la tempête… Car, par la suite, il devint très irritable. Tout et n’importe quoi provoquait sa colère et je ne savais jamais en quoi j’avais failli… Il trouvait bons tous les prétextes pour que nous nous disputions et pour qu’il quitte la maison…Je fis preuve de beaucoup de patience ; chaque fois que je sentais ma voix monter, je me rappelais les derniers mots de ma mère au moment où je quittais la maison parentale en robe blanche: "L’homme est un homme, ma fille, quels que soient ses torts… La patience, c’est pour les femmes seulement ; les hommes n’ont pas à être patients". Je ravalais donc ma colère et me taisais pendant qu’il quittait le foyer pour ne rentrer qu’au petit matin… Il ne rentrait pas avant que je sois profondément endormie, pour plonger à son tour dans un sommeil de plomb… Ses absences au travail se multiplièrent et son odeur devenait de plus en plus insupportable… Son irritabilité ne cessait d’augmenter aussi… Six mois d’enfer… ».
Evoquant la fin malheureuse de sa vie de couple, ainsi que la honte et la culpabilité qu’elle éprouve encore à cause de l’alcoolisme de son époux, J. M. conclut : « Lorsque, un jour, je le confrontai à la triste réalité de son alcoolisme, il se mit dans tous ses états et nia tout en bloc. Entrant dans une colère noire, il se mit à briser tout ce qui lui passait sous la main… Je tremblais en pleurant de terreur. C’était choquant pour moi car je n’avais jamais vécu ni assisté à une scène pareille auparavant. Je quittai donc le foyer conjugal sans jamais oser informer ma famille ni, d’ailleurs, la sienne, qui tentait de nous réconcilier, sur les raisons réelles de nos problèmes de couple. Dans une société pieuse et conservatrice comme la notre, je n’ai pas la force d’avouer que mon mari est un alcoolique ! ».
A côté de cette femme détruite, se tient F. S, une jeune femme divorcée qui paraît méfiante et sceptique. Nous l’approchons en essayant d’établir un rapport de confiance afin qu’elle veuille bien nous raconter son histoire. Après beaucoup d’hésitation, elle finit par accepter, en exigeant qu’aucune caméra, ni aucun téléphone portable ne servent à prendre d’elle des photos ou un enregistrement vocal. Nous avons également dû lui jurer nos grands dieux de ne mentionner ni son nom ni celui de sa famille, ni même ce qui pourrait trahir de près ou de loin son identité.
Se lançant dans le récit de son expérience malheureuse, F.S. nous confie : « Etant divorcée depuis quatre ans, je fus demandée en mariage par un jeune homme qui, dès le début, ne m’inspira pas confiance. Il surveillait sans cesse mes mouvements et tenait absolument à ce que je ne sorte qu’en sa compagnie, en prenant soin à chaque fois de venir me chercher à la maison et de me ramener par la suite… Il était étouffant. Je sentais ma liberté et ma vie me filer entre les doigts… C’est comme si j’étais son esclave ! Il était violent aussi bien dans ses paroles que dans ses actions. Je n’arrêtais pas de me dire : "S’il me traite ainsi pendant les fiançailles, comment me traitera-t-il une fois que nous serons mariés ?!"… Pourtant, je n’ai pas eu le courage de faire marche arrière et de rompre cette relation. Comment l’aurais-je pu, moi qui suis divorcée et qui ai, malgré cela, la chance inouïe de refaire ma vie avec un homme qui, comme on dit chez nous, " ne s’était jamais dénudé devant une femme auparavant", c’est-à-dire "qui ne s’était jamais marié auparavant"… Ma mère me traitait de folle à force de m’entendre sans cesse gémir et risquer de perdre ce qui était pour elle l’occasion inespérée de narguer mon ex-époux ».
Interrogée sur le facteur qui a déclenché la rupture, notre interlocutrice explique : « En voyant ma famille tolérer ses odieuses rudesses envers moi et se taire devant ses comportements grossiers, il se sentit en droit d’aller encore plus loin… J’étouffai tellement, que je décidai de me rebeller en bravant l’interdiction qu’il m’avait faite de rendre visite à une amie. Il appela plusieurs fois, je ne répondis pas… Il se rendit alors chez mes parents et c’est là que ma mère, qui à son tour ne voyait pas d’un bon œil mon amitié avec cette femme dont le seul tort fut d’être divorcée, lui dit où je me trouvais. Tout cela m’importait si peu… »
Poursuivant son récit sordide, elle dit : « En sortant de chez mon amie, je fus surprise de le voir en train de m’attendre dans sa voiture stationnée juste devant la porte. Mon cœur tressaillit de terreur à la vue des regards assassins qu’il me lançait. Sans dire un mot, il me tira par le bras et me jeta sur le siège à côté de lui comme s’il y eût assis un bébé. Je n’osai pas me débattre ; il démarra la voiture qui se lança à toutes vitesses…Nous roulâmes pendant près d’une demi-heure pendant laquelle je n’entendais que le bourdonnement du moteur, le vacarme de la rue et le souffle furieux avec lequel il chassait la fumée de ses cigarettes allumées l’une après l’autre, comme s’il voulait se venger d’elles… ou de moi ! ».
Ce que notre interlocutrice a ressenti pendant ces instants terribles illustre bien l’état d’impuissance psychologique dans lequel peut se trouver une femme sujette à la violence : « Je m’imaginais en train de lui crier dessus, de lui dire que je refusais sa violence, que je le chassais de ma vie et que je mettais fin à cette relation maudite… Mais ma tête que secouaient brusquement les virages pris par la voiture me ramenait à chaque fois vers ma position recroquevillée dans le siège, ce qui laissait deviner à n’en point douter que ma rébellion ne dépasserait jamais les bornes de mon imagination… ».
Ce que F.S. nous raconte par la suite montre bien que la violence psychologique n’arrive jamais seule et qu’elle est souvent suivie de violences verbales et physiques : « Ayant arrêté la voiture dans une zone périphérique très sombre, il commença à hurler en me lançant en pleine figure les pires injures et les insultes les plus odieuses : il avait eu tort de penser qu’une divorcée comme moi pourrait faire une bonne épouse et puis, tout compte fait, c’était naturel que j’aille chez cette amie-là, puisque j’étais nostalgique de la vie dissolue des femmes divorcées… Comment pouvait-il dire toutes ces horreurs d’une femme qu’il ne connaissait même pas ?! Il hurlait en donnant des coups de poings au volant de la voiture… et, soudain, il se mit à les adresser vers mon visage! Il me frappa longtemps et déchira mes vêtements… J’essayai de m’enfuir de la voiture mais il me tira violemment vers lui au point que je sentis son haleine me brûler le visage puis il ouvrit la portière et me jeta hors de la voiture ».
Essuyant les larmes qui lui couvraient le visage, elle continue: « Je n’osai pas rentrer directement chez moi. D’ailleurs, je ne remercierais jamais assez le ciel de ne pas avoir croisé de monstres humains dans cet endroit perdu et isolé où il m’abandonna… Une fois arrivée au premier feu sur la route, j’hélai un taxi qui, par hasard, passait juste devant moi. Le chauffeur s’arrêta tout de suite, choqué de me voir dans cet état. Quand il me demanda ce que j’avais, je m’effondrai … Je me jetai sur le siège arrière en lui donnant l’adresse de l’amie que je venais de quitter, quelques heures plus tôt… Dès qu’elle m’aperçut, elle comprit ce qui s’était passé. Elle m’avait toujours dit que mon fiancé était un homme de mauvaise espèce… Elle se mit à essuyer mes larmes et à panser mes blessures, jusqu’à ce que le sommeil eût raison de moi… Je ne sais si c’était la fatigue ou l’atrocité de ce que je venais de vivre, mais je me réveillai à une heure tardive de la nuit ».
« Tout cela ne me fit pas autant mal que la réaction de ma propre famille… », résume F.S avant de finir la narration de sa triste expérience : « Je ne pus rentrer chez mes parents que le lendemain. Mon frère me reçut d’une gifle suivie d’un coup de pied. Quand je leur racontai, en pleurant, ce qui m’était arrivé, ils ne trouvèrent rien de mieux à faire que de m’enfermer et m’empêcher de sortir… Difficile d’agir autrement pour une famille prestigieuse qui ne souhaite pas entendre les mauvaises langues mâchouiller la réputation de sa fille et monter des scénarios de toutes pièces sur ce qui s’est passé avec le monstre qu’on appelle "fiancé" ».
Par ailleurs, Mme Fatiha El Âakri, fondatrice du Centre d’écoute, affirme que la violence subie par les femmes des régions subsahariennes n’est pas seulement physique. Il existe en effet d’autres formes beaucoup plus anciennes, allant de la violence économique qui consiste à condamner les femmes à avoir toujours besoin de l’argent du père ou du mari pour subsister, jusqu’à la violence scientifique qui consiste à empêcher les jeunes filles, en les mariant, de poursuivre leurs études. Mais c’est la violence conjugale qui a les conséquences les plus manifestes sur la psychologie des femmes. On peut en citer à titre d’exemple le phénomène de la polygamie, cette pratique qu’on ne reproche jamais à l’homme même lorsqu’il ne se soumet pas à la condition posée par le Coran et selon laquelle l’époux doit absolument subvenir aux besoins de ses épouses et les traiter avec égalité et justice rigoureuses.
Mme Bouchiâa Fatma, qui travaillait comme assistante sociale à l’hôpital Moulay El Hassan Ibn Al Mahdi de Laâyoune et qui occupe actuellement la fonction de présidente de l’association « Thika » pour aider la femme et l’enfant en difficulté, affirme pour sa part que, jusque-là, la femme kabyle n’acceptait pas de dire qu’elle était victime de violence et conspirait sans cesse avec la société pour taire les abus de l’homme, afin de préserver le mythe de la femme protégée par le mâle. Cela n’empêchait pas cependant que, très souvent, elle se retrouvait de retour vers la maison paternelle, accompagnée de ses enfants qu’elle doit élever seule et dont la lourde charge retombe sur son père. Et pendant ce temps-là, l’époux convolait de nouveau en justes noces.
Au fil du temps, ajoute Mme Bouchiâa, l’on s’est aperçu qu’il n’était plus possible de nier les abus que subissent les femmes kabyles. Et s’il est vrai que la violence physique n’est pas la plus répandue dans cette société, bien que ne cessant d’augmenter depuis quelques années, la violence verbale et psychologique, elles, le sont.
Les centres d’écoute destinés aux femmes victimes de violence et qui se sont multipliés ces dernières années pour atteindre aujourd’hui le nombre de huit répartis sur l’ensemble du territoire national, ont eut le mérite de contribuer largement à dévoiler ces pratiques au grand jour. En effet, les femmes victimes de violence disposent désormais de portes auxquelles elles peuvent frapper et derrière lesquelles elles peuvent trouver écoute et réconfort.
Malgré les chiffres enregistrés, nous ne devons pas nier que, d’une façon générale, la société kabyle n’est pas plus violente à l’égard de la femme que ne le sont d’autres sociétés. Il n’en reste pas moins vrai que les femmes victimes de violence doivent comprendre qu’afin de pouvoir limiter ces abus, voire mettre fin à ce phénomène, il n’y a pas de honte à s’avouer victime de violence, quel que soit le type de cette violence.