Elle est également la conséquence des répercutions négatives sur l’activité de ces artisans des changements subis par le mode de vie de la société sahraouie et des modifications que cela a induites sur le plan de la consommation et du goût en général. C’est ce qui a provoqué l’extinction d’une bonne part de leurs produits, le reste étant à son tour en voie de disparition.
Produire un texte de presse sur cette catégorie et sur la place qu’elle occupe dans la région représente en soi un défi bien audacieux, dans la mesure où ce sujet relève des tabous et des non dits sensibles d’une structure sociale et culturelle dominée par les « Beidhanes » sahraouis qui s’accrochent encore à l’héritage de la ségrégation sociale.
En visitant les villes sahraouies de la Sakia El Hamra (Boujdour, Laâyoune), accompagnés d’un chercheur de la région, nous avons pu constater que la vie de cette catégorie sociale contient autant de lumière que d’ombre.
Un des « Mâallmines » de la ville de Laâyoune, un quinquagénaire et père de quatre enfants, porte sur son visage les stigmates d’une vie de misère. Œuvrant dans un atelier modeste dont la superficie ne dépasse pas les huit mètres carrés tout au plus, entouré d’outils rudimentaires, il nous reçoit à contrecœur. D’un ton où se mêlent regret et irritation, il nous fait part de sa souffrance : « Tout a changé… La recette ne couvre plus les nécessités de la vie…. Des fois j’ai le sentiment de n’être qu’un chômeur sans le sou… Les commandes des clients se font rares ces dernières années et les requêtes des enfants sont interminables… Eux-mêmes perdent tout enthousiasme pour l’exercice de ce métier… Et puis les rumeurs sont impitoyables… ».
Ces propos, dites d’une voix à peine audibles, traduisent l’un des multiples échos de cette précarité sociale qui est désormais le lot de la catégorie des « Mâallmines » et des « Mâallmates ». Et malgré le rôle important que ces derniers ont joué dans la « société maure » du temps où elle était encore nomade et qu’ils continuent encore de jouer, à des degrés divers, au temps de la stabilité, ils ne jouissent pas de la considération qu’ils méritent et vivent discriminés à l’image de leurs productions artisanales qui se font juste l’expression d’une culture nomade désormais désuète.
Dans une interview qu’il a bien voulu nous accorder, Dr. Salaheddine Arrkibi, chercheur en sociologie du patrimoine sahraoui, considère que la région de Sakia Hamra est plus dynamiques que plusieurs autres régions marocaines dans le domaine de l’artisanat. Il considère que « la présence de ce corps de métier dépasse la large étendue géographique connue localement sous le nom « Trab El Beidhanes » et désignée académiquement par l’expression « Le Pays Maure ». Cette étendue regroupe, une partie du Maroc, le sud-ouest algérien, de larges étendues mauritaniennes, certaines zones d’expansion de la tribu des Barabich du Mali, ainsi que diverses autres régions attenantes à ce vaste espace géographique qui fut historiquement le fief des tribus maures essentiellement composées jadis d’éleveurs nomades. Et, afin de cerner la caractérisation de cet espace, le sociologue le désigne comme étant le « Territoire des Hassaniyaphones », en appelant à la valorisation des productions artisanales sahraouies et à la réhabilitation des professionnels de ce domaine.
Car l’appellation des ‘Mâallmines’ ne signifie plus seulement ‘les maîtres artisans traditionnels’ ; elle contient également des connotations négatives. Aux yeux de certains, ‘il s’agit probablement de la catégorie la plus misérable de la société sahraouie’. Et malgré les contributions importantes des ‘Mâallmines’ dans le domaine de l’artisanat et leur rôle considérable dans plusieurs autres services sociaux tels que la médiation, le conseil et le règlement des conflits, ils vivent reclus dans cette société où ils occupent le bas de l’échelle, selon Dr. Arrkibi, qui ajoute : « Le statut social ici n’est pas défini uniquement par le rendement du groupe, ni par ses spécificités, ni même par sa situation économique; il est définit aussi par les origines raciales de ce groupe».
C’est la raison pour laquelle les ‘Mâallmines’ rejettent les rumeurs qui leur attribuent des origines juives et se considèrent comme une partie intégrante de la société sahraouie, ayant les mêmes origines que les autres composantes de cette société. A ce sujet, Dr Arrkibi affirme : « Il nous semble que la représentation stéréotypée attachée à la catégorie des « Mâallmines » est chargée d’insinuations et de significations négatives. De même, leur attribuer une origine juive est la résultante de représentations stéréotypées et superficielles reliant l’origine généalogique d’un individu, ou d’un groupe, à la profession qu’il exerce, en l’occurrence la joaillerie qui fut l’apanage des communautés juives au Maroc, en Algérie, en Tunisie et au Yemen. Tel est le cas, par exemple, des populations Wolof et Touareg, qui attribuent des origines juives à leurs forgerons, également bijoutiers ».
Poursuivant son raisonnement, notre interlocuteur explique encore : « Ce stéréotype portant sur les origines juives des « Mâallmines » avait jadis été adopté par nombre de religieux qui ont même essayé de le mettre en pratique. En effet, des fatwas rigoureuses, n’ayant pourtant aucun fondement religieux avéré et en totale contradiction avec les préceptes de l’Islam ont vu le jour, notamment en Mauritanie. Ainsi, par exemple, dans les tribus de « Trarza » et « Tchamcha », il est interdit au « Mâallem » d’enseigner, d’assurer le prêche de la prière ou encore de recevoir l’aumône. D’autres ont émis une fatwa rejetant son témoignage judiciaire et interdisant encore de faire la prière sous sa direction, sous prétexte qu’il est reconnu menteur et qu’il est de surcroît d’origine juive».
Toutefois, cela ne désavoue pas l’attitude quasi-unanime de la société pour considérer la présence des « Mâallmines » et des « Mâallmates » comme incontournable dans les festivités importantes et en particulier lors des cérémonies nuptiales. L’un des habitants de la ville de Boujdour affirme en effet : « Il est impensable qu’un mariage sahraoui réussi se fasse sans eux. Ils sont joyeux et produisent de la joie autour d’eux. Ils sont les mieux à même d’organiser les mariages et les cérémonies du thé et ils se chargent aussi d’aménager les tentes de réception et s’occupent de la toilette de la mariée ». Cette dernière tâche est d’ailleurs considérée selon les us et coutumes de région de « Ziara » comme exclusivement réservée aux épouses des forgerons, les « Mâallmates ». Ces dernières coiffent les cheveux de la mariée, y accrochent différentes sortes de bijoux et de pierres précieuses, lui enduisent les mains et les pieds de henné et supervisent le déroulement du mariage dans tous ses détails, en plus d’assurer l’animation de la fête et d’être parfois les demoiselles d’honneur de la mariée.
Par ailleurs, la visite que nous avons effectuée à la région de Sakia Hamra, au sud du Maroc, nous a montré que la répartition du travail dans la catégorie sociale des « Mâallmines » suit un plan uniforme et obéit au critère du genre, lequel obéit à sont tour à la nature du matériau utilisé dans le travail. Ainsi, par exemple, travailler le métal ou le bois est une activité mâle, tandis que travailler le cuir est considéré comme une activité féminine.
Interrogé sur cette répartition, le sociologue Salah Arrkibi nous explique : « Dans la catégorie des « Mâallmines », les hommes travaillent d’habitude le bois et le métal ; pour ce qui est du travail et de l’ornement du cuir, il est réservé aux épouses ou aux filles. C’est la preuve que les femmes sont plus habiles et plus créatrices quand il s’agit d’ouvrages exigeant précision et minutie. En effet, il est plus difficile de maîtriser les matériaux souples que les matériaux rigides, dans la mesure où une matière à texture fragile demande à être manipulée avec une extrême dextérité. C’est d’ailleurs cette même logique stéréotypée qui se retrouve chez les Touareg du Nigéria et du Mali, ainsi que chez beaucoup d’autres groupes sociaux. Certes, le « Mâallem » peut à son tour travailler le cuir mais se sera pour réaliser les objets simples tels que les ceintures, les semelles ou encore des outres que sa femme ou sa fille se chargeront par la suite de décorer. Son travail concerne fondamentalement le bois et les métaux en tous genres ».
Le savoir-faire des « Mâallmines » et des « Mâallmates » a permis la création de produits artisanaux et de chefs-d’œuvre d’une beauté extrêmement sublime. Leurs productions sont chargées de motifs innombrables, de formes géométriques, de symboles et de couleurs dont la richesse est à l’image d’une culture variée et multiple : Sanhadjienne, noire africaine et arabe. Elles disent toute la magie de la tradition sahraouie qui, malgré ses thèmes et ses techniques simples, demeure extrêmement diversifiée et difficile à cerner dans tous ses détails. Elles disent également l’habileté exceptionnelle des maîtres artisans et portent en elles tous les mystères, toutes les légendes et toutes les fables attachés à la culture nomade.
A une époque où les différentes sociétés subissent de multiples changements socio-économiques liés à la mondialisation et aux nouvelles technologies de la communication, il semble évident que cette catégorie sociale, dans ses deux genres, contribue, consciemment ou non, à préserver le patrimoine culturel régional aujourd’hui en voie d’extinction. C’est pourquoi il est inadmissible que, faute d’un soutien qui aiderait les artisans à faire face à la concurrence déloyale des machines modernes, le savoir-faire du « Mâallem » cesse de manier le bois et les métaux précieux et moins précieux ou que les doigts de la « Mâallma » s’arrêtent d’orner les cuirs…