Bien que le village soit connu pour sa production de pommes de terre et de cacahuètes et que le riz ne soit pas du tout parmi les habitudes culinaires des habitants, la nouvelle de ce nouveau type de production a représenté une perspective prometteuse pour les villageois qui aspirent à en finir avec la pauvreté et la précarité qui s’abattent sur eux depuis de longues années et à voir naître enfin de nouvelles opportunités d’emploi. Les dirigeants de la société ont d’ailleurs cherché à faire en sorte que Lahyaydha soit le point de départ de la conquête du marché marocain par cette nouvelle production.
Néanmoins, les grandes espérances attachées à l’entreprise ont vite fait de se dissiper. En effet, au premier jour du mois d’octobre 2015, la société a annoncé le licenciement de quarante travailleurs d’un seul coup.
En réaction à cette procédure, les employés licenciés par la firme espagnole ont décidé d’organiser un sit-in ouvert. Ils ont donc dressé une tente devant le portail principal et levé des affiches où ils accusent l’entreprise de licenciement abusif et de non respect de la loi.
Parmi les protestants, certains avaient intégré l’entreprise dès ses tout premiers débuts au village, en 1999. C’est le cas de Mohamed Radded qui nous raconte avec beaucoup de regrets ses premiers jours de travail : « J’étais heureux de voir s’installer cette entreprise et j’ai été l’un des premiers à l’avoir intégrée. J’ai d’abord été engagé pour surveiller le terrain choisi pour ériger le siège et c’est avec beaucoup de dévouement que j’ai fait mon travail de gardien et de traducteur à la fois, du fait que je maîtrise la langue espagnole ».
Radded s’est arrêté de parler un moment, comme s’il se remémorait quelque chose, puis il a continué : « Je travaillais sans arrêt tous les jours, de huit heures du matin jusqu’à dix heures du soir. J’étais payé cinq dollars pour douze heures de travail par jour. Passée une année, je leur ai demandé une augmentation de salaire, ce qu’ils ont accepté et j’ai alors commencé à gagner sept dollars par jour ».
Au début de son activité, l’entreprise produisait dix mille tonnes de riz par mois. Actuellement, la production a atteint les quarante mille tonnes. Cette hausse de productivité est à l’origine d’un profond sentiment d’épuisement chez Radded et ses collègues. Ils ont alors réclamé auprès de leur employeur que leur situation matérielle soit améliorée, qu’ils soient affiliés à la caisse de retraite et intégrés dans le plan de l’assurance maladie et des congés payés. Rejetant ces réclamations, les dirigeants, assure notre interlocuteur, l’ont renvoyé ainsi que ses collègues.
Près de la tente, les compagnons de Radded préparent le thé, un des rituels quotidiens qui leur permettent de briser la routine du sit-in. Poursuivant le récit de ses mésaventures au sein de l’entreprise, notre interlocuteur se rappelle des pénibles conditions de travail : « Je travaillais au compartiment des matières premières, là où le riz arrive avec sa balle originelle dont le décorticage provoque l’émission d’une poussière tellement dense qu’il devient impossible de voir votre collègue de travail ».
« Je souffrais tout le temps de problèmes respiratoires », se souvient Radded en assurant que son poids, qui était dans le temps de quatre-vingt kilos, n’est actuellement que de soixante-dix à peine. Attribuant cette chute de poids à l’épuisement et à l’inhalation des poussières et des produits chimiques utilisés dans la production, il explique que ses fréquentes visites médicales ont fini par épuiser ses ressources financières à force de bilans d’analyses et de médicaments.
La nuit tombe pour passer longuement sur Radded et ses collègues qui se mettent à bailler avant de succomber au sommeil. Ils se réveilleront le matin sur les aboiements des chiens qui accompagnent les carrioles chargées de bouteilles de lait et ils se rendront compte qu’ils n’ont fait qu’ajouter une journée supplémentaire à leur souffrance et à leur sit-in ouvert qui semble parti pour durer encore longtemps.
Les ouvriers sont épuisés et leur épreuve qui boucle son troisième mois ajoute à leur souffrance. Ils ont saisi toutes les occasions et frappé à toutes les portes. Ils ont effectué une marche pacifique au cœur de la ville de Laarayech mais elle a vite été encerclée par les forces de l’ordre. Le 10 décembre, ils ont organisé un rassemblement protestataire à l’occasion de la journée mondiale des droits de l’homme, avant de se résoudre à un sit-in ouvert. Mais il semblerait bien qu’ils ont fait tout cela en vain, puisque rien ne laisse présager d’un quelconque changement de la situation actuelle.
Commentant tout cela, Radded pousse un profond soupir avant d’ajouter : « Les bouches de nos petits enfants ne savant pas ce que cela veut dire qu’une grève ou un licenciement abusif ! Leurs bouches sont vides et leurs ventres se tordent de faim ! Tout ce qu’ils veulent c’est un morceau de pain qui calme la braise de leurs intestins creux… J’ai aussi des enfants à l’école et je suis actuellement dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins ».
Croyant que sa situation professionnelle allait s’améliorer, Mohamed Radded avait emprunté de l’argent et acheté une moto qui lui servait à se rendre au travail, du moment que l’entreprise ne procurait pas aux employés de moyens de transport. Le licenciement dont il a été victime le met donc dans une situation bien critique.
A côté de Radded, s’asseyait Noureddine Ellouki, un délégué syndical licencié à son tour. Il accuse l’entreprise de ne pas respecter les normes de sécurité et en appelle pour preuve la fréquence des accidents de travail. C’est ainsi dit-il que l’ouvrier Abdessalam Baghlal a eu la main coupée pendant le travail et que, le onze décembre, Abdessalem Doukali, après avoir respiré les produits chimiques qu’on répand sur le riz pour éloigner les rats et les insectes, a perdu connaissance et a été transporté en urgence à l’hôpital de la princesse Lalla Mariem dans un état critique. Ellouki signale en effet l’apparition de nombreuses maladies chez les ouvriers, du fait qu’ils utilisent des raticides chimiques dangereux pour l’être humain. Il cite une longue liste avec les noms des personnes atteintes et dont les droits sont défendus par des associations des droits de l’homme qui ont écrit à leur sujet aux grands responsables régionaux et nationaux.
De nombreux organismes des droits de l’homme, tels que L’Association Marocaine des Droits de l’Homme, l’Observatoire du Nord des Droits de l’Homme, le Syndicat Général Marocain du Travail et la Ligue Marocaine des Droits de l’Homme, avaient d’ailleurs mis en garde contre les conditions particulièrement pénibles dans lesquelles travaillent les ouvriers et contre l’effet nocif sur leur santé des produits chimiques dangereux.
De son côté, le directeur de la société espagnole, El Âarbi Mohamed a nié le licenciement des ouvriers, expliquant que les sit-inneurs, qui ne sont pas plus de six personnes, ne sont pas même des employés de l’entreprise et qu’ils viennent seulement à bord des camions qui transportent le riz.
Il s’est dit également « surpris par les allégations de ces personnes qui prétendent être des employés de l’entreprise », les défiants de présenter des bulletins de paie prouvant leurs dires. Au sujet des indemnités, non perçues, des heures de travail supplémentaires et des jours de fêtes religieuses et nationales, El Âarbi Mohamed affirme : « Ce n’est pas du tout vrai ; les employés de l’entreprise bénéficient de toutes ces indemnités ».
Par ailleurs, le directeur nie toute utilisation de produits chimiques prohibés en disant : « Nous n’utilisons pas d’insecticides interdits. Notre entreprise se soumet au contrôle du Bureau National de la Sécurité Sanitaire des Produits Alimentaires et nous disposons d’une autorisation pour tous les produits que nous utilisons ». Il ajoute que ledit Bureau rédige des rapports sur les conditions de traitement du riz et sur son état avant et après son passage par l’entreprise, précisant que les pesticides ne sont jamais utilisés à l’intérieur des lieux de stockage.
Le délégué syndical licencié a trouvé les réponses données par le directeur de l’entreprise purement et simplement ridicules, tandis que le reste des employés se sont contentés d’ignorer magistralement ces propos et de ne pas faire le moindre commentaire à leur sujet, espérant de tout leur cœur que leur voix sera enfin entendue et que leur problème finira par trouver une solution à l’aube de la nouvelle année.