Fatiha est pourtant atteinte d’un handicap physique très lourd. Elle dit qu’elle est âgée de vingt-quatre ans mais les traits de son visage, sa vieille djellaba verte traditionnelle et cette façon qu’elle a de nouer un foulard sur la tête, non seulement donnent l’impression qu’elle a largement dépassé cet âge, voire qu’elle surplombe la quarantaine ; mais encore attestent de son extrême pauvreté et de la précarité de sa situation.
Son niveau scolaire est extrêmement bas, puisqu’elle a quitté l’école très tôt, à cause, dit elle, de la méchanceté de ses camarades : « J’ai quitté les études très vite parce qu’ils se moquaient de moi, m’insultaient et m’appelaient "La Boiteuse" » (elle prononce le mot en chuchotant…). Célibataire et orpheline de la mère, elle vit et partage le meilleur et le pire avec sa petite sœur dans un logement composé d’une petite chambre et d’une cuisine, situé sur le toit du deuxième étage de la maison paternelle.
Sur un ton de regret et avec beaucoup de peine, ses mots sortent du fond de sa gorge entrecoupés de soupirs profonds et de larmes chaudes coulant des ses yeux rougis, couleur de crépuscule. Elle dit dans son accent dialectal : « Quand je suis énervée et prise d’angoisse, je perds l’envie de vivre, je suis en proie aux idées noires et je pense sans arrêt au suicide ». Quand nous lui demandons les raisons de ces pensée lugubres, elle nous répond : « Mon père me bat jusqu’au jour d’aujourd’hui… Il me prend des fois tout ce que je gagne de la vente de la coriandre, du persil et des poids-chiches. Il ne me laisse pas un rond des fois…Sa femme nous a renvoyées de notre propre maison dont elle nous a fermé la porte et elle est impitoyable avec ma petite sœur qui vit avec moi dans une chambre sur le toit. Elle se charge de la cuisine tandis que je balaye et je fais la vaisselle. Puis, nous fermons à clef au moment de dormir… Deux de nos frères travaillent comme gardiens dans un parking. Ils sont encore célibataires. L’un dort dans le hall attenant à notre chambre et l’autre carrément sur le toit… ».
Fatiha se tait un moment avant de poursuivre : « Je n’oublierai pas le jour où mon frère, rentré ivre mort et complètement drogué, m’a frappée d’un bâton pointu, me déchirant la paume et faisant couler à flots mon sang … ». Fatiha ouvre la main gauche, laissant voir sa paume marquée d’une série de points de suture en disant : « Regardez : cinq points… J’ai dix frères dont certains sont mariés ; mais ils ne m’ont été d’aucun secours, aucun… Depuis la mort de ma mère, je vis l’enfer… Je ne dois compter que sur moi-même pour survivre… ».
Chaque jour, le matin, Fatiha se rend au marché et attend l’arrivée d’une petite voiture consacrée au transport des marchandises et dont le propriétaire vend de la coriandre et du persil. Elle lui en prend un sac à dix dirhams, puis en répartit le contenu en petites bottes qu’elle revend par la suite à raison d’un dirham la botte. Elle reste au marché de sept heures du matin jusqu’à midi. Puis, laissant sa marchandise sous la surveillance d’un des vendeurs qui compatissent avec elle (propriétaire d’une carriole), elle rentre chez elle pour déjeuner en compagnie de sa sœur qui travaille à la couture. Elle profite également de ce moment de répit pour balayer et nettoyer le logement avant de retourner au marché vers les quatre heures de l’après midi poursuivre sa vente jusqu’au crépuscule. Elle peut écouler sa marchandise avant cette heure, comme elle peut aussi en garder pour le lendemain ; ce qui est certain, c’est que dans le meilleur des cas, sa recette ne dépasse point les trente dirhams.
« De l’huile, du sucre et de la farine »… Telles sont les denrées principales que Fatiha peut acheter avec ce qu’elle gagne de son travail au marché. Les vêtements, elle n’y pense qu’à l’occasion de l’Aïd Al Kabir de chaque année. Car son plus grand drame, c’est que son père lui prend très souvent son argent contre son grès. « Je veux juste qu’il me rende mon argent… Je n’ai pas envie de porter plainte contre lui ; il reste mon père malgré tout… », dit-elle avec beaucoup de peine et d’amertume. Son visage s’illumine soudain d’un sourire innocent quand nous l’interrogeons au sujet du mouton de l’Aïd : « Cette année, le mari de notre grande sœur nous en a offert un ! », réplique-t-elle.
Nous faisant part de ses ambitions et de ce qu’elle souhaite accomplir dans l’avenir, elle affirme avec enthousiasme : « J’envisage de travailler dans le commerce du prêt-à-porter ; j’en achète à Darb Soltane et j’en revends au marché du quartier… C’est un commerce plus rentable que de vendre du persil… Pour mon handicap, il est inné et ne peut en aucun cas être soigné (découvrant en disant ceci son coude droit)… J’aimerais aussi avoir un logement indépendant, à moi et à ma petite sœur uniquement, loin de mes frères, de mon père et de ma belle-mère méchante … ».
A rappeler que l’article 25 de la convention internationale relative aux droits des personnes handicapées de l’année 2006 stipule que les états signataires sont tenus de « fournir aux personnes handicapées les services de santé dont celles-ci ont besoin en raison spécifiquement de leur handicap, y compris des services de dépistage précoce et, s’il y a lieu, d’intervention précoce, et des services destinés à réduire au maximum ou à prévenir les nouveaux handicaps, notamment chez les enfants et les personnes âgées ». Le Maroc est d’ailleurs parmi les premiers pays à avoir signé cet accord et c’était au mois de décembre de l’année 2008. La convention a aussi pour objectif de faire en sorte que les personnes handicapées soient traitées sur le même pied d’égalité que les autres, dans le respect absolu des droits de l’homme. Par ailleurs, la nouvelle constitution du Royaume stipule clairement, dans son article 34, que les personnes handicapées soient réhabilitées et que leurs droits et libertés soient garantis et reconnus par tous.
Selon le rapport présenté par le haut responsable de la planification, M. Ahmed Halimi Almi, en résumé du recensement général de la population et du logement au Maroc, le nombre des personnes se trouvant en situation de handicap a atteint en 2014 les 1.353.766 personnes, ce qui équivaut à 4.1 % de l’ensemble de la population, dont 52.5 % sont des femmes et 56 % vivent en milieu urbain. De même, 13 % seulement des personnes handicapées sont actives et s’adonnent à une activité économique. 46% environ sont mariées, contre 28 % de célibataires. 24 % sont en situation de veuvage et 2.6 % sont divorcées.
En ce qui concerne la scolarisation, 73 % des personnes handicapées âgées de 10 ans et plus n’ont aucun niveau scolaire. 15 % ont un niveau de scolarisation primaire, contre 8.5% ayant un niveau secondaire et 1.5 % ayant un niveau supérieur. Par rapport à la moyenne nationale, la région de Guelmim-Oued Noun enregistre enfin les taux les plus élevés de personnes handicapées, soit 4.8 %.