On peut y voir également des personnes handicapées demandant l’aumône aux passants, des migrants africains vendant des Smartphones de fabrication chinoise, beaux et médiocres, ainsi que maints autres phénomènes qui confèrent à cette esplanade son aspect poignant et étrange à la fois qui draine chaque année des milliers de visiteurs vers la ville de Marrakech. Les quelques dirhams que les spectateurs daignent bien concéder aux donneurs de spectacle qui peuplent cette cour suffisent pour satisfaire leurs efforts et déclencher sur leurs lèvres des torrents de bénédictions reconnaissantes.
Voici « Si Mohamed », un vieillard originaire d’El Hajeb, au nord du Maroc, qui ramasse l’argent donné par des spectateurs contemplant une vulgaire danse accomplie par deux jeunes hommes qui portent les habits féminins typiques des « Cheikhates » (danseuses traditionnelles) et se couvrent les visages de demi-voiles noirs en s’efforçant, contre un dirham ou deux généreusement donnés, de se tordre la langue pour prononcer des louanges dans un accent féminin. Non loin de là, se dresse une troupe avec, au centre, un musicien jouant d’une guitare sur laquelle est gravé le signe « Amazigh » et autour de qui s’attroupent de nombreux visiteurs réjouis d’écouter des chansons sorties tout droit des profondeurs du grand Atlas.
Rien ne peut décourager les occupants de la place d’El Fana, ni le froid impitoyable de l’hiver, ni la chaleur étouffante de l’été. « Khadija Echawafa » (Khadija la voyante) en est le meilleur exemple. En effet, malgré sa santé précaire et sa maigreur extrême, elle vient tous les jours, depuis les premières lueurs du matin jusqu’à minuit, s’asseoir sur une chaise et placer ses cartes sur une autre, en se couvrant la face d’un voile noir et en enveloppant son corps chétif dans de vieux haillons pour le protéger du froid glacial. Chassée par la pauvreté de sa petite ville « Soukhour Errahamena » située aux environs de Marrakech, cette vieille femme malchanceuse a été obligée de s’adonner à la cartomancie contre dix dirhams accordés par ses clients qu’elle doit encore supplier du regard pour qu’ils se montrent plus généreux à l’égard de sa vieillesse et de sa misère.
Cependant, les femmes ne sont pas seules à exercer l’art de la divination. Al Hussein est un homme d’âge mûr qui fait tous les quinze jours les 200 kilomètres environ qui séparent la ville d’Agadir de Marrakech. Il vient se tenir sur cette place en amassant devant lui un tas de pièces de monnaie qu’il fait fondre par la suite, avant d’en fabriquer des amulettes de cuivre qu’il revend aux passants en prétendant qu’elles protègent contre le mauvais œil et contre les regards envieux, non sans souffler dessus quelques mots et expressions qu’il est seul à comprendre et qui, dit-il, garantissent leur éternelle efficacité et la protection infaillible qu’elles procurent.
Le professeur universitaire en sociologie, Dr Hassan Majdi, pense que la pauvreté et la misère sont les principaux générateurs du phénomène « Place d’El Fana ». Les décideurs se trouvent d’ailleurs entre le marteau et l’enclume : d’une part, ils aimeraient bien éradiquer ces vulgaires expressions d’occultisme et de prestidigitation et concentrer tous leurs efforts sur les régions pauvres et marginalisées afin de limiter l’exode vers cette place où l’escroquerie et l’arnaque des touristes sont désormais érigées en véritable savoir-faire professionnel. Et, d’autre part, ils souhaitent y encourager la mise en scène de nouveaux spectacles, plus progressistes et dont on commence d’ailleurs à voir déjà quelques exemples, comme les musiciens qui jouent des morceaux modernes ou traditionnels revisités. Cela risque bien, toutefois, de faire perdre à la Place son caractère typique et exceptionnel et pénaliser ainsi lourdement l’activité touristique de la ville en diminuant son potentiel attractif des visiteurs venant spécialement de tous les coins du monde pour voir cet aspect fantastique et ce caractère théâtral merveilleux et archaïque qui la distinguent.
Il n’en reste pas moins que quiconque observerait les occupants de la « Place d’El Fana » réaliserait leur extrême pauvreté et cette misère profonde qui les pousse à pratiquer toutes sortes de ruses et de stratagèmes, voire toutes les duperies et les tromperies possibles et imaginables, pour convaincre les touristes de s’arrêter et de leur jeter les quelques dirhams qu’ils reçoivent tantôt avec une timidité obséquieuse, tantôt avec une cupidité arrogante et repoussante. C’est cette femme qui se tient, recroquevillée sur elle-même, sur une chaise misérable qui, nous semble-t-il, résume le mieux la situation de cette population particulière : se couvrant de toutes ses forces le corps et le visage afin d’empêcher les passants de la reconnaître, elle tient du bout de sa main une petite assiette en plastique qui, autant que sa maîtresse muette, implore en silence les bourses des passants, sans cesse secouées par les cris des conteurs, des illusionnistes et des travestis danseurs.