« Je cultive le hachich ou le cannabis comme vous préférez l’appeler », c’est ainsi que nous répond El Mokhtar, après une longue hésitation et au bout d’une mise en confiance qui a duré des heures. Une fois rassuré de nos intentions et de l’objectif de la visite que nous effectuons dans cette région située sur les plus hauts sommets de la ville de Chefchaouen au Nord du Maroc, il s’est confié à nous en ajoutant : « Notre vie est très difficile car, avec nos familles, nous risquons toujours d’être arrêtés à n’importe quel moment. De plus, on est souvent rackettés par les autorités locales qui savent très bien quel type de culture nous pratiquons et c’est ce qui nous pousse à réfléchir par deux fois avant d’adresser la parole à n’importe quel étranger en visite dans notre village ».
Les harcèlements subis par les habitants de la région ne s’arrêtent pas là. El Mokhtar affirme en effet que les jeunes du village sont sans arrêt sujets à des fouilles et à des questionnaires, chaque fois que quelqu’un d’entre eux manifeste sa volonté de quitter le territoire national et de voyager quelque part. En effet, sa seule appartenance à une région connue pour être un fief de la culture du cannabis suffit pour faire de lui un objet de soupçons. Et, pour prouver le contraire, il est contraint de présenter ce qu’il faut d’informations et de documents attestant qu’il ne fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire.
« Nous n’avons pas choisi de cultiver le cannabis ; c’est la terre qui en a voulu ainsi ! Rien d’autre ne peut y pousser et n’importe quel agriculteur qui choisirait de nager contre le courant peut être certain de voir ses efforts et son argent emportés par le vent car toute sa récolte ne suffirait pas alors à lui donner de quoi manger pour une seule journée », affirme El Mokhtar en déplorant l’état où se trouve désormais son village avant d’ajouter : « Si les agriculteurs avaient trouvé une alternative à la culture du "kif", ils l’auraient immédiatement choisie au lieu de vivre dans une peur continue et d’être tout le temps angoissés ».
A son tour, Hamid vit de la culture de la drogue. Il avait fréquenté l’unique école de son village où il avait très tôt appris beaucoup de connaissances très utiles. Mais il a très vite compris que ce type de culture est l’unique voie accessible pour mener une vie décente, dans la mesure où la région à laquelle il appartient ne dispose pas de beaucoup de ressources permettant de travailler et de gagner sa vie. Il n’y a en effet ni commerces ni industries ni même des usines proches. C’est ce qui l’a finalement décidé à exercer la profession de ses parents et de ses aïeux qui, du reste, n’est aucunement considérée dans son milieu comme une activité honteuse. Il a fait donc son choix, ignorant toutes les mises en gardes qui lui ont été faites par la plupart de ses amis qui, eux, ont choisi de partir en ville et d’abandonner la vie rurale derrière eux.
Comprenant tous ces enjeux, Hamid est toujours au courant de toutes les nouveautés survenant à ce sujet dans le Royaume. C’est d’ailleurs ce qui lui fait accueillir avec beaucoup d’enthousiasme le projet de loi présenté par les partis de l’opposition marocaine et visant à rendre légale la culture du cannabis, ce qui promet, comme il dit, de donner une sorte de quiétude aux agriculteurs.
Les partis d’opposition au sein du Parlement marocain, en l’occurrence le Parti de l’Authenticité et de la Modernité (PAM), le parti Al Istiklal et aussi le parti de l’Union Socialiste des Forces Populaires, ont en effet présenté un projet de loi proposant de permettre aux agriculteurs la culture du cannabis sous l’égide d’une institution publique qui délimite les surfaces cultivables et supervise la commercialisation à usages médicaux et industriels.
Défendant le projet présenté par son parti, Hakim Benchammas, président du groupe parlementaire du PAM à la Chambre des Conseillers, affirme qu’il faut briser les tabous sociaux et juridiques à ce sujet, expliquant que cette question est soumise à des préjugés dont les plus grandes victimes sont les agriculteurs vulnérables vivant dans ces contrées du nord marocain. Il considère aussi que ce projet de loi contribuerait à la mise en place d’une économie de rechange dont profiteraient les cultivateurs et le Trésor Public à la fois, dans la mesure où le cannabis serait exploité dans l’industrie pharmacologique, ainsi que dans d’autres utilisations légales dont l’efficacité n’est plus à prouver comme l’attestent les expériences de nombreux pays dont essentiellement les Etats Unis d’Amérique et la Hollande.
Ben Chammas considère également que le fait de réussir à rendre légale la culture du cannabis au Maroc signifie « mettre fin à la souffrance des agriculteurs et des familles vivant dans les zones concernées par les contrôles sécuritaires et réparer l’image négative répandue du Maroc à l’étranger par rapport à cette activité ». Des statistiques non officielles disent en effet que plus de quarante mille personnes parmi les habitants des régions où se cultive le cannabis ont fait l’objet de mandats d’arrêts de la part des pouvoirs policiers locaux ; et ce pour culture et trafic de drogue.
Pour sa part, Abdelaziz Aftati, le parlementaire du parti au pouvoir, « Justice et Développement », trouve cette initiative louable du point de vue de l’exploitation médicale et industrielle du cannabis. Il redoute cependant qu’elle ne profite aux mafias et aux gangs spécialisés dans le trafic des stupéfiants qui dominent ce type de culture et qui risquent de tourner à leur avantage cette légalisation afin d’étendre leurs opérations de contrebande et de se faire des fortunes colossales sur le dos des petits agriculteurs. Des conséquences aussi négatives sont bien entendu le contraire de ce qui est prévu au départ.
Aftati explique encore que si les expériences internationales ont prouvé l’efficacité de cette solution, le Maroc reste toutefois un pays différent des autres qui a ses particularités et ses spécificités. C’est ce qui rend difficile donc de se prononcer sur les conséquences de cette légalisation et de savoir si elle aurait les effets escomptés ou si elle faciliterait davantage la tâche aux grands contrebandiers.
En ce qui concerne l’usage médical du cannabis, Dr. Dalila Bouchetta, chercheur en pharmacologie et en intoxication médicamenteuse à l’Université Sidi Mohamed Ben Abdallah, assure que nombre d’études faites sur cette plante ont prouvé qu’elle peut être utilisée pour la fabrication de plusieurs médicaments et préparations cosmétiques. C’est d’ailleurs ce que des pays tels que la France ont très tôt compris en intégrant le cannabis dans le protocole de fabrication de nombreux médicaments. Elle ajoute qu’en même temps, la plante peut servir également de tabac à rouler et à fumer, ce qui, à fréquentes expositions, nuit aux cellules du cerveau et aux poumons.
Le nombre d’agriculteurs vivant de la culture du cannabis au Maroc atteint les 800 mille dont la majeure partie se trouve dans le nord. Par ailleurs, selon des rapports rédigés par des activistes de la société civile, l’activité commerciale reliée à cette plante est estimée à 200 millions d’euros. Cependant, la surface consacrée à la culture du cannabis a reculé ces dernières années pour atteindre les 47196 hectares en 2013 contre 134000 hectares en 2003. C’est ce que les activistes expliquent par la peur insoutenable, ainsi que par la souffrance que vivent les agriculteurs dans ces régions et dont la solution demeure tributaire d’un compromis à trouver entre les divers acteurs partisans et politiques aussi bien dans le gouvernement que dans l’opposition.