A chaque rentrée scolaire, vous le trouverez au poste, faisant des signes de ses mains aux voitures pour leur ordonner de ralentir ou de s’arrêter, afin de permettre aux piétons de traverser la rue. Vous le trouverez aussi parfois en train de tenir un enfant par la main pour le mener vers l’autre trottoir.
Le spectacle d’un homme en train d’aider un enfant peut paraître banal et ordinaire comme n’importe quel autre fait de la noblesse humaine. Mais lorsque la scène est rejouée chaque jour que Dieu fait, avec toujours le même scénario et le même protagoniste, cela pousse à se poser des questions auxquelles on n’a pas forcément de réponses logiques et pour lesquelles le cerveau n’a apparemment pas réservé d’explications rationnelles.
La plupart des élèves le connaissent. Son visage leur est familier et ils ont pris l’habitude de le voir au même endroit. C’est ce que nous dit Imen, une fillette de treize ans qui passe par là tous les jours en rentrant du collège Al Hadhermi. Quand on l’interroge sur l’identité de l’homme du carrefour, la réponse de Marouen, un garçon de dix ans, ne nous apprend pas davantage sur cet homme qui demeure méconnu aussi bien pour les enfants que pour les parents. Rabiâa est maman d’un enfant inscrit en deuxième année de l’enseignement primaire. Elle dit en poussant un profond soupir que ce que fait cet homme est quelque chose de très important car il soulage les parents d’un lourd fardeau.
Je m’appelle Brahim Zayou. Telle est la réponse de l’homme qui nous dévoile enfin son identité, avant de poursuivre avec beaucoup d’enthousiasme : « Je me suis habitué à faire ce travail depuis des années ».
Il ajoute ensuite, en nous montrant de la main une petite fille qui avance lentement, son cartable sur le dos : « Moi, je vieillis, j’ai quarante huit ans maintenant… Mais cette fillette et beaucoup d’autres comme elle représentent l’avenir! Nous devons donc les protéger et nous en occuper ». Il ajoute sur un ton de regret : « Ces petits sont la prunelle de nos yeux. Or, ce carrefour est très dangereux pour eux, surtout qu’il n’existe pas de passage piéton ! Et même s’il y en avait, les enfants auraient toujours besoins d’aide. Mon fils, par exemple, est âgé de six ans et malgré cela mon épouse l’emmène toujours à l’école pour éviter tous les dangers auxquels il pourrait s’exposer. Ces petits, eux, se rendent seuls à l’école chaque jour ! ». Avec émotion, il finit par nous expliquer qu’il n’avait pas supporté la première fois de voir des enfants essayer de traverser la rue sans y parvenir, paralysés par la peur.
Il est midi dix minutes. Brahim se tient debout comme un gardien vigilant, les yeux rivés sur les hordes d’élèves rentrant de leurs écoles. La longue période qu’il a passée à assurer cette fonction, lui a rendu prévisibles les mouvements brusques dont sont capables les enfants. D’un mouvement rapide, il lève son sifflet aux lèvres pour prévenir les petits qui traversent la rue en courant… sa présence est d’autant plus importante que le carrefour en question représente un point de rencontre pour une large population d’élèves regroupant ceux de l’école primaire " Jérusalem", des collèges " Hadhermi " et " Abdelkarim Khattabi", ainsi que du lycée "Ibn Sina". C’est ce qui explique d’ailleurs le nombre important d’enfants qui passent par là.
Brahim est en réalité un agent de nettoyage. Interrogé sur la réaction de la population, il nous confie : « Je fais ce travail (le fait d’organiser la circulation routière) de façon bénévole. Dieu merci, je n’ai reçu jusqu’ici aucun avertissement ni aucun refus de la part des autorités ». D’après lui, son initiative a été bien accueillie par les enfants avec qui il n’a « jamais rencontré le moindre problème, puisqu’ils l’apprécient et le respectent », de même que nombre d’activistes de la société civile l’en ont personnellement remercié.
Cependant, l’image n’est pas toujours toute rose… Se trouvant en permanence sur ce carrefour, Brahim reconnaît en effet que certains conducteurs sont parfois pris d’énervement, de colère ou même d’entêtement lorsqu’il leur demande de patienter un peu, le temps de laisser passer les enfants. Le mécontentement des autres vient aussi du fait qu’il ne soit finalement qu’un simple citoyen comme tout le monde et non pas un agent de police chargé de la circulation. Il n’en reste pas moins toutefois que ces situations demeurent très rares, comme il dit et qu’il réussit en général à les éviter, étant convaincu que son objectif est supérieur à tous ces accrochages minimes.
« Honte à vous, conducteurs ! Honte à vous ! », lance Brahim d’un ton menaçant… Etant persuadé que les conducteurs assument la responsabilité des vies humaines, il explique que « s’il est vrai que le destin est plus fort que nous tous, Dieu, le tout puissant, nous a donné tout de même le privilège de la raison et nous allons devoir lui en rendre des comptes plus tard… ». Mais il nuance ses propos en disant : « Je ne cesse de dire aux piétons aussi de respecter la chaussée. Si l’Etat dépense beaucoup d’argent pour aménager des trottoirs, c’est bien pour que les piétons les utilisent… Or, très souvent dans les villes du sud, les gens marchent au milieu de la chaussée en oubliant qu’il existe des conducteurs en état d’ébriété, des chauffards et même des véhicules dont les freins sont en panne… ». Faisant remarquer que la plupart des chauffeurs à Guelmim commettent des excès de vitesse en conduisant leurs voitures et leurs motos, Brahim conclut sur un ton ironique : « Il faudrait aussi que les permis de conduire soient accordés uniquement à ceux qui les méritent et non pas à quiconque en voudrait un ! ».
Avec des yeux rêveurs, Brahim nous fait part enfin du secret enfoui qui lui a fait faire ce travail tous les jours pendant toutes ces années. D’une voix triste, il nous raconte comment sa propre famille a été plus d’une fois endeuillée par les catastrophes de la route. En effet, son neveu est décéda alors qu’il avait à peine quinze ans. Sa propre mère fut victime à son tour d’un accident de la voie publique, ce qui lui brisa le cœur de douleur, une douleur que creusa encore la disparition de son cousin, fauché à la fleur de l’âge près de Marrakech. Brahim nous assure qu’encore aujourd’hui il n’arrive pas à se remettre de cette disparition.
Mais c’est lorsque le destin tenta de lui prendre sa propre fille qu’il connut la plus grande souffrance de sa vie… En effet, il apprit un jour que sa fille fut victime d’un grave accident de la route et que le seul moyen de lui sauver la vie était de lui faire subir une intervention chirurgicale très coûteuse. Il fut complètement perdu en entendant prononcer le chiffre de la somme faramineuse qu’il fallait se procurer en urgence, alors qu’en mettant la main dans sa poche, il ne pouvait toucher qu’un billet de 20 dirhams qui étaient tout ce qu’il possédait à ce moment là. Il était prêt à tout pour sauver sa fille mais que faire face à cette impuissance-là ?! Le père affolé faillit perdre la tête… Mais au milieu de son profond désarroi, apparut une lueur qui rendit à Brahim l’espoir de reprendre sa fille aux griffes de la mort. En effet, des âmes charitables décidèrent de prendre en charge les frais de l’opération. D’une voix reconnaissante, il nous confie : « Sans ces bienfaiteurs, je n’aurais pas pu sauver ma fille ! », avant de poursuivre avec un large sourire sur les lèvres : « Aujourd’hui, elle poursuit ses études en troisième année de collège ! ».
L’enfant a grandi. Mais l’incident douloureux demeure ancré dans ses moindres détails au fond de la mémoire du père. Sa gratitude envers ses concitoyens charitables, ses « bienfaiteurs » comme il dit, reste gravée au plus profond de son cœur. Brahim a le sentiment d’avoir une dette envers la société et c’est ce qui l’a décidé, depuis ce jour-là, à aider les enfants qui affrontent tous les jours les dangers de la route. Son but est de faire en sorte que les autres parents n’aient pas à vivre la même expérience, ce moment tragique et désespérant où l’on s’aperçoit qu’on ne dispose hélas que d’une vingtaine de dirhams…