Roukaya H. est une femme d’un peu plus de cinquante ans. Dans sa main, elle tient la photo de son fils qu’elle a perdu en 2008, alors qu’il était âgé de seulement seize ans. Avec des mots nerveux et disloqués, elle nous fait part de son expérience douloureuse en souhaitant qu’aucune mère sur terre n’ait à vivre le malheur de perdre un fils à la fleur de l’âge.
Suffoquant de douleur, elle se demande ce qu’elle pourrait bien nous raconter sur son fils brillant, studieux, sociable et bon vivant comme en témoigne la photo qu’elle tient à la main et sur laquelle ont peut le voir poser à côté d’une célèbre chanteuse marocaine et de sa troupe. Ce jour-là, nous dit-elle, il était parvenu à se faufiler dans les coulisses du concert pour se prendre en photo avec la star, seul, loin de la foule tumultueuse des admirateurs.
Roukaya regarde un peu dans le vide avant de laisser échapper un rire nerveux pour stopper les larmes qui lui remplissent les yeux en disant : « Il était intelligent et très ambitieux. Il ne se contentait jamais de ce qu’il avait et cherchait toujours à obtenir plus et mieux… C’est probablement, entre autres, ce qui l’a poussé à l’émigration clandestine ; il pensait pouvoir mener rapidement une vie paradisiaque là-bas, cette vie dont rêvent plusieurs autres jeunes d’ailleurs malheureusement… ».
Ce sont « les mauvaises fréquentations », comme elle les appelle, qui ont entraîné son fils vers cette destinée funeste. Ils l’ont convaincu que refuser de tenter l’expérience relevait d’un manque de « virilité »… Il lui avait tout dissimulé de son projet : sa décision de partir et les plans qu’il avait échafaudés à cette fin. Il l’avait suppliée de le l’autoriser à quitter la maison, prétendant vouloir aller passer les vacances du Mouled chez sa tante dans la ville de « Dekhla », à 600 kilomètre au sud de « Laâyoune ». Son refus ne l’en avait pas dissuadé, d’autant que le père était alors absent… Quelques jours plus tard, la mère recevait la nouvelle de sa mort, abasourdie… la rapidité avec laquelle tout cela s’était passé ne l’avait bien entendu pas aidée à admettre ni à comprendre cette triste réalité.
S’adressant aux mamans qui n’ont pas eu à vivre cette expérience douloureuse, la mère endeuillée conseille : « Malgré tout le mal que nous donnent les enfants et malgré toutes les pressions que nous leur faisons subir pour leur donner une bonne éducation, rien ne vaut le bonheur de pouvoir les contempler à nos côtés ; rien n’est plus important que leur présence… Demandez-vous qui ils fréquentent, entrez en contact avec leurs connaissances ! Ne les abandonnez pas aux mauvaises fréquentations ! La patrie est le meilleur endroit pour eux. S’ils sont bien encadrés et bien conseillés, ils finiront bien par réussir chez eux… ».
L’expérience de Roukaya n’est pas unique. Beaucoup de mères ont eu comme elle à traverser le Styx. En effet, sa voisine, Om Youssef, a vu sa santé se détériorer et a été frappée d’amnésie durant six mois suite au choc qu’a été pour elle la perte de son fils Youssef, alors âgé de dix-neuf ans. Mais, malgré sa maladie, elle n’hésite pas à rendre visite à Roukaya et à la consoler. Après tout, leur malheur est le même et il n’a qu’un seul remède : la patience et la résignation !
Le jeune Zakaria est un des rescapés de l’arche de la mort sur laquelle il avait embarqué en 2001. Il nous fait part de l’enfer qu’il a vécu : celui de se retrouver confronté à la dure absence des parents, de devoir interrompre les études et la difficulté de ne pouvoir compter que sur lui-même malgré son jeune âge à l’époque… Ces petits bonheurs dont il n’avait pas mesuré l’importance avant de partir ont fini par lui manquer, une fois qu’il s’est trouvé « là-bas », seul et dans l’incapacité de s’intégrer et de se construire une vie stable, surtout qu’il lui manquait les compétences nécessaires pour le faire. C’est alors qu’il a pu comprendre à quel point il avait eu tort de risquer sa vie pour des chimères !
« Se retrouver en situation illégale dans un pays étranger vous expose à tous les risques comme celui de devoir voler pour survivre ou de commettre des actes criminels… On croyait qu’on allait pouvoir faire fortune facilement … comme si l’argent était jeté par terre… une utopie énorme dont je suis revenu sain et sauf, Dieu merci ! Aujourd’hui, je travaille comme mécanicien dans une société et je gagne suffisamment d’argent pour vivre et aider les miens. Je vis dignement entouré de ma famille et de mes amis. Certes, j’ai raté ma scolarité mais j’espère que d’autres jeunes apprendront de mon expérience et poursuivront leurs études aux côtés de leurs familles. Rien ne vaut cela… », conclut Zakaria.