Mustapha est un jeune de vingt et un ans. Il passe son temps, depuis l’aube jusqu’à l’après midi, à se déplacer d’un tas d’ordures à un autre et d’un sac poubelle à un autre… enlevant son vieux chapeau bleu, il nous dit : « Je suis allé à l’école jusqu’à la troisième année du collège, puis j’ai décidé d’arrêter les études et de suivre les pas de mon frère aîné qui, avant moi, a fait de cette activité son gagne-pain. C’est notre oncle qui nous a trouvé ce travail, sans nous dire de quoi il s’agit exactement et ce n’est qu’après notre arrivée de la campagne que nous avons découvert la dureté de ce métier et ses mauvaises conditions… Nous n’avons plus le choix maintenant »…
Mustapha a bien voulu nous emmener faire un tour avec lui pour voir en quoi consiste ce travail qu’il fait à bord d’une carriole tirée par un âne noir dont le jeune garçon caresse le dos et le cou avec une affection que la vie lui a visiblement refusée… avec ses grands yeux verts et souriants, il laisse échapper un rire nerveux en disant qu’il ne sait pas quel nom commun et partagé il pourrait donner au métier qu’il exerce… Lui et ses compagnons de galère ont tacitement convenu de ne pas « nommer » ce métier éprouvant et difficile tout en s’accordant à dire que bien qu’il soit d’une grande utilité pour la société, il demeure sous-payé et méprisé par toutes les catégories sociales.
Pour nous présenter son travail, Mustapha explique : « Vous pourriez penser que beaucoup de choses n’ont aucune importance… Mais cette personne qu’on peut percevoir à l’aube ou à une heure bien tardive de la nuit, au moment où tout le monde est couché, joue un rôle très important pour vous… Il peut s’agir aussi de cartons, d’objets en plastique, de pain rassis, de bouteilles en verre et de plusieurs autres objets dont l’utilité ne vous viendrait même pas à l’esprit… Parfois je me déplace d’un endroit à un autre dans l’espoir de tomber sur un boutiquier qui souhaite se débarrasser des boites en carton dont il ne se sert plus en voulant bien me les donner. Nous nous rendons ainsi un service mutuel ! Toutes les boites, quel que soit leur état, sont acceptées par la société de recyclage, à condition qu’elles ne comportent pas de traces d’huile ».
Cette errance interminable qui, pendant des heures, mène à travers les rues et ruelles de la ville Mustapha et ses compagnons à bord de leurs carrioles ne leur rapporte finalement que sept riyals par kilogramme de cartons, ce qui équivaut au tiers d’un dirham marocain environ (sachant qu’un dirham équivaut à vingt riyals). Rien ne garantit ce revenu mais plus il y a d’ordures exploitables, plus il y aura d’argent pour Mustapha qui nous confie qu’il peut gagner entre soixante et cent dirhams par jour.
Mustapha et ses camarades ne forment que le premier cercle de cette activité pénible. Abdelâali et d’autres comme lui sont chargés d’une toute autre tâche. Il explique en parlant de ce premier cercle : « En réalité, ils travaillent sous notre direction mais aux yeux de la loi, ils travaillent pour leur propre compte. Il s’agit d’un contrat tacite entre nous par lequel nous assurons la liaison entre l’économie légale et l’économie parallèle, puisque c’est nous qui leur fournissons les ânes, les carrioles et le logement. Certes, nous n’intervenons pas dans l’heure à laquelle ils commencent le travail ni dans le temps qu’ils y passent ; tout ce qui compte pour nous c’est la quantité de déchets qu’ils récupèrent. Avec eux, nous appartenons à la catégorie de l’économie parallèle, puisque la légalité dans ce secteur ne commence que lorsque les déchets arrivent dans les machines de la société de recyclage ; avant cette étape, il n’existe pas de cadre juridique à cette activité ».
Abdelâati achète à Mustapha et à ses camarades la marchandise qu’il transporte à bord d’un camion pour la revendre à son tour à la société qui la recycle suivant un processus encore plus compliqué.
Par ailleurs, il faut savoir que le recyclage d’une seule tonne de carton évite au Maroc de couper 2.5 tonnes d’arbres pour obtenir de la matière première à partir du bois. De plus, de nombreuses familles, soit un nombre important d’individus qui peut atteindre les 10.000 personnes, vivent de ce secteur qui contribue aussi à préserver l’environnement et la propreté.
Pourtant, la société, intolérante à l’égard de Mustapha et de ses semblables, peut aller parfois jusqu’à l’injure et l’offense qui peuvent émaner même des hauts responsables politiques ou des faiseurs d’opinion publique.
Nous faisant part de ce qu’il lui arrive souvent d’entendre avec ses camarades, Mustapha confie : « Ils nous disent : "Partez ! Vous êtes venus de vos campagnes en apportant vos saletés avec vous…". Ils ne comprennent pas que c’est nous qui nettoyons leurs ordures… Nous travaillons pour servir l’intérêt du citoyen et de l’état sans attendre de rétribution matérielle, ni même morale, de leur part… Etant conscient de l’importance de ce qu’ils font, je souhaiterais vraiment que les travailleurs de ce secteur soient respectés. C’est à l’état de le protéger et d’empêcher qu’ils soient agressés ou que leur soient confisquées leurs carrioles sans raison… ».
Bien que le Maroc ne récupère que 28 % seulement des déchets en carton, contrairement à l’Europe qui en récupère 60 %, et bien qu’il en consomme 180.000 tonnes par an avec des rentrées d’argent annuelles assurées par ce secteur qui atteignent les 11 milliards de dirhams, l’état ne reconnaît toujours pas cette catégorie de travailleurs, de même qu’aucune loi n’a été votée jusqu’à ce jour pour réglementer son activité professionnelle.