Elle prononça cette phrase puis poussa un long soupir comme pour chasser tous les éclats et les débris encore accrochés à sa mémoire. Essayant de se souvenir des détails de cette journée qui bouleversa le cours de sa vie, elle balaya des yeux les murs de cette maison coquette dans laquelle elle venait d’emménager en compagnie de son mari et de ses deux enfants puis poursuivit le récit des raisons qui la poussèrent à agir de la sorte.
Donia est une jeune femme sur le point de boucler sa trentième année. Elle mena une vie pleine de mensonge et de trahison comme elle dit. N’était-elle pas la seule à savoir que son père entretenait des relations avec d’autres femmes que sa mère, dans leur propre chambre à coucher. Plus d’une fois, elle le surprit, complètement ivre, en compagnie de ses maîtresses, quelques heures seulement après avoir envoyé sa mère chez un de leurs proches.
Telle est l’amère vérité sur laquelle, très tôt, Donia ouvrit les yeux et qui la poussa plus d’une fois à attenter à sa vie. Seulement, plus d’une fois aussi, la peur et l’hésitation l’en avaient empêchée jusqu’au jour où elle décida fermement de mettre fin à la souffrance qu’elle était seule à vivre. Elle monta donc sur le toit de l’immeuble situé dans un quartier de la ville marocaine de Tanger et où elle passa les tristes années de sa vie misérable. Puis, mettant une jambe sur la balustrade, elle mit l’autre dans le vide.
Et alors qu’elle fermait les yeux pour ne pas voir le moment où son visage heurterait le sol, le cri d’un nouveau-né, celui des voisins, perfora son oreille. C’est ce cri qui ramena vite à sa mémoire son rêve d’enfant de construire une famille et de devenir maman et qui fut donc la raison d’un regain d’espoir qui l’encouragea à renoncer à son projet macabre et à aller de l’avant.
Donia ne fait pas l’exception au Maroc. Beaucoup comme elle ont préféré donner leur vie en sacrifice sur l’autel des ennuis et des difficultés au lieu de les affronter. Samir, à son tour, a essayé de mettre fin à ses jours. En effet, voulant oublier la femme qu’il avait aimée et voulue pour la vie et qui, foulant tout ce qu’ils avaient vécu ensemble, dit-il, l’avait quitté pour quelqu’un d’autre, il a ingéré de grandes quantités de médicaments.
« J’étais idiot », confie Samir avec un sourire triste au visage et en se caressant l’estomac qu’on lui a lavé pour le sauver d’une mort certaine. Il n’aurait jamais pensé que le désespoir le pousserait un jour à vouloir attenter à sa vie ou à vouloir se faire du mal. Mais la trahison de sa bien-aimée a été pour lui un choc très dur qui l’a secoué et plongé dans un tourbillon d’incompréhension et de douleur qu’il a cru ne pouvoir calmer qu’en prenant d’immenses doses de médicaments, doses que les médecins de l’hôpital Mohamed V de Tanger ont eu beaucoup de mal à éliminer de son corps.
Donia et Samir sont deux exemples représentatifs de milliers de Marocains qui ont essayé de mettre fin à leur jours de diverses façons. Ce phénomène trouve son origine et son explication dans plusieurs facteurs que Dr Ibrahim Hamdaoui, professeur de sociologie à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaine de Tetouan, résume en affirmant que les motifs du comportement suicidaire de ces personnes prennent racine dans la famille et dans la société. En effet, manifester de l’indifférence ou de la négligence à l’égard de la souffrance ou du déséquilibre à ses débuts provoquent leur aggravation jusqu’à ce qu’ils atteignent le paroxysme qui est le meurtre ou le suicide.
Le spécialiste en sociologie souligne par ailleurs que le comportement suicidaire est toujours dû à un sentiment d’impuissance, de frustration et de désespoir chez la personne concernée, qui souhaite alors en finir au plus vite et de quelque façon que ce soit. Elle tombe donc comme une feuille morte de l’arbre social qui n’a pas su prévenir sa chute en soignant le mal à son début.
Abdallah Abdel Moumen, professeur de théologie à l’Université d’Al Quaraouiyine, affirme pour sa part que « le suicide est considéré comme l’un des plus grands crimes et comme le plus impardonnable des péchés interdits par l’Islam. De multiples textes du Coran et de la Sunna, de même que tous les érudits de la religion, sont unanimes pour interdire l’acte de se tuer soi-même et pour promettre les pires affres au suicidé, et cela, quelles que soient les raisons de son acte. Certains parmi ces textes ont même spécifié les raisons du désarroi et de la détresse qui y mènent. L’idée seule de se voir interdit du paradis et promis à l’enfer éternel suffit pour se convaincre que le suicide est, sans aucun doute, le plus grand des péchés. Quiconque se pencherait sur l’interprétation de notre belle Chariâa comprendrait la fermeté et la rigueur avec lesquelles est appréhendée la personne suicidaire, et cela, bien entendu, par pure clémence pour l’âme humaine ».
Evoquant les raisons du phénomène, Abdel Moumen explique : « L’expansion que connaît le fléau du suicide à notre époque témoigne de la faiblesse de la foi et de l’ébranlement de la croyance dans les âmes. Cela est valable aussi bien pour les personnes instruites et cultivées que pour celles qui ne le sont pas ; à la fois pour les travailleurs et pour les chômeurs; que l’on soit homme ou femme ! La société explique ce phénomène tantôt en lui trouvant des excuses, tantôt en l’imputant à la cruauté de la vie et à mille autres arguments plus vains les uns que les autres. Or, rien ne peut nous donner le droit d’attenter à la vie ! Quand bien même serions-nous contraints à nous afficher comme apostats, pendant que notre cœur est rempli de foi, la religion nous ordonne, malgré tout, de nous maintenir en vie ! »
Qu’il s’agisse d’un manque de foi ou d’un problème au niveau des relations familiales, le fléau du suicide suscitera toujours les mêmes interrogations : Quelle serait la chose ou la situation qui justifierait le sacrifice de la vie ? Ce sacrifice serait-il une solution au problème ou mènerait-il à d’autres problèmes encore plus difficiles et plus compliqués ?
•Nous avons utilisé des pseudonymes pour protéger l’identité des témoins.