En dévalant la pente, qui conduit à la rivière Jorgi, autour de laquelle est concentré un nombre incalculable de migrants, on est quasiment obligé de longer le siège du service régional de la police des frontières. Une situation ubuesque qui fait dire à Moussa, Nigérian « C’est comme si on transitait par un poste frontière, sans pour autant qu’on tamponne nos passeports… »
Trêve de plaisanterie. Les conditions dans lesquelles vivent ces humains poussent plutôt à la réflexion. En cours de route déjà, l’on a une idée sur les vicissitudes de la vie précaire que supportent ceux qui ont atterri dans cette ville, l’avant- dernière étape d’un itinéraire jonché de toutes les difficultés, avant d’espérer fouler le sol du royaume marocain et continuer sur 150 km jusqu’à Nador pour humer l’air ibérique de Melilla, l’enclave espagnole.
Des jeunes emmaillotés dans des haillons, l’air hagard, nous regardent, comme si pour nous demander la cause de notre présence sur les lieux. Leurs terres.
Difficile de leur soutirer un traitre mot. Il faut pousser plus loin pour se retrouver nez à nez avec celui qui se fait appeler Denis pour expliquer l’objet de cette « visite » Et du coup, l’on se sent suspect. Et même coupable d’avoir troublé ce semblant de quiétude. « Je suis journaliste et mon souhait, c’est décrire vos conditions de vie » a-t-on expliqué.
Hésitant un instant, il nous demande de patienter, le temps d’en parler à son chef. Cette crainte est compréhensible, dans le sens où ces humains très mal lotis, se sont fait avoir « des policiers en civil ou des bandits se sont fait passer pour des journalistes et on l’a payé cher… » nous expliquera plus tard, le chairman.
En attendant le retour de la sentinelle, nous apercevons au loin des cahutes bâties à base de branchage, de tôles et de plastique. Un mouvement humain à peine perceptible semble animer une vie incertaine.
Au bout d’une vingtaine de minutes, Denis accompagné d’un homme d’un certain âge, un gourdin à la main, nous présente son chef qui nous salue, avant de nous demander notre carte professionnelle. Quelque peu hébété, nous exhibons le document demandé tout en faisant une sorte de digression « je croyais que nous Africains, on n’avait pas besoin de visa entre nous.. ?. »
Une blague qui n’est apparemment pas passée, puisque notre interlocuteur ne semble pas l’avoir appréciée « Vous êtes Africains, mais au fond, vous vous comportez comme si vous ne l’êtes pas, vous les blancs » C’était mal parti. Une hostilité qui en dit long sur une réalité amère d’une catégorie d’Africains, ceux de couleurs, mal considérés. « Puisque vous parlez d’Afrique, dites-moi, alors pourquoi, on est obligés d’être cantonnés dans ce grand dépotoir ? Vous en haut, vous êtes dans des maisons, dans des appartements, nous, nous sommes en bas, dans des trous. Vous êtes supérieurs, nous sommes inférieurs, c’est votre sentiment ! »
Essayer de convaincre un homme meurtri par tant de stéréotypes et d’injustice n’était pas une mince affaire.
« Que cherchez-vous à savoir ? » demande-t-il, d’un ton frisant la lassitude.
Le chairman, qui se disait Nigérian, confesse qu’il est en Algérie depuis trois ans. En posant le pied en Algérie, il a vécu les peines de l’enfer à Tamanrasset, dans l’extrême sud du pays. « Ensuite, j’ai traversé toute l’Algérie pour échouer dans ce bled qu’est Maghnia, une ville accueillante et hospitalière, c’est vrai. Au bout de cinq mois, j’ai réussi à passer au Maroc, mais j’ai été vite arrêté à Oujda, dans l’Oriental. J’étais au bout de mes rêves. C’est comme qui dirait l’autre, arriver au puits et ne pas boire »
Il sera refoulé à la case de départ, Maghnia. Il tentera un deuxième passage vingt jours après, mais cette fois-là, il sera stoppé sur le tracé frontalier. « C’était devenu comme un jeu ; on nous arrête, on nous refoule… »
Des groupes de jeunes, tenant des sachets remplis de victuailles, reviennent de la ville. « On se garde de tous aller en ville pour ne pas se faire trop voir » précise-t-il.
Nous faisant une faveur, le gardien des lieux nous permet de nous approcher du camp. « Il n’y a pas beaucoup de monde, parce qu’il y a ceux qui travaillent dans les champs dans les alentours, dans le bâtiment dans la périphérie de la ville. On est organisé, vous voyez bien. On n’est pas des vandales, mais juste des êtres humains qui veulent partir pour un destin meilleur »
Avec le creusement des tranchées, l’érection du grillage et d’un mur en acier sur le tracé entre l’Algérie et la Maroc, la traversée relève du domaine de l’impossible.
« C’est vrai, ce n’est plus comme avant, mais il y a toujours une solution, il faut montrer patte blanche. L’espoir ne mourra jamais, malgré tous les murs, toutes les polices du monde ! »
Une femme portant un enfant, qui devait avoir deux ou trois ans, nous salue. « Celle-là veut rejoindre son mari en Belgique. Lui qui avait réussi à passer il y a deux ans. La pauvre va faire la manche sur les terrasses de café. Elle ne craint rien, elle n’est jamais dérangée en ville. »
Le camp informel n’est pratiquement plus organisé en communautés. C’est la cohabitation tout en respectant les us de chacun. Des familles subsahariennes, mieux loties, louent des garages ou des entourages dans la périphérie de la ville. « Celles-là ont encore assez d’argent pour vivre le temps qu’il faut ici avant de partir. Ils se font envoyer de l’argent par Western Union de leurs proches déjà installés en Europe. Ils ont donc les moyens pour payer leur passage… »
Et lui, quittera-t-il un jour la rivière Jorgi ? « Pour un homme digne, il ne pourra jamais retourner dans son pays, portant l’échec sur son dos. Quitte à mourir sur la route, je ne retournerai jamais dans mon village ! »
Sur les berges de l’Oued Jorji, aucun ne pourra prétendre tuer l’espoir d’une espèce humaine ne jurant que par le départ… pour une vie meilleure !