Il y a une semaine, j’ai atterri presque avec fracas à Maghnia, sur les berges démesurées de la rivière Jorgi. Appellation donnée au cours d’eau pendant la révolution algérienne, en référence à un ancien colon français qui exploitait des terres dans les alentours.
La rivière, aujourd’hui à sec, prend naissance à Oujda, la ville marocaine, quatorze kilomètres plus loin à l’ouest. D’ailleurs, lorsqu’il arrivait de pleuvoir à torrent, l’oued, qui se remettait à vivre, entraînait dans son courant toutes sortes d’emballages vides en plastique ou autre. Et, au plus fort de la guerre psychologique entre les deux pays voisins, c’était une aubaine pour nous Algériens de tourner davantage en dérision la monarchie. Ce que charriait la rivière dans son sillage nous permettait, croyions-nous, d’espionner l’ennemi chérifien sans être obligés d’infiltrer ses usines et ses foyers. Avec le temps, l’on s’est rendu compte que cette réflexion était ridicule.
L’Oued est un no man’s land où cohabitent, dans la promiscuité et un magma de paradoxes, plus de mille subsahariens clandestins. A vrai dire, le nombre fluctue, selon les arrivées, les départs… les arrestations et les expulsions…
Ceux qui sont là depuis plus d’une année se distinguent par leurs haillons, leurs visages décharnés et leur tempérament coléreux. Les nouveaux débarqués, bercés exagérément par leurs rêves inouïs, ont encore la force de sourire et le réflexe de cirer leurs chaussures. Ils se permettent même le luxe de fumer des cigarettes américaines et d’en offrir même à ceux qui ne leur en demandent pas.
Sur les bords de l’Oued Jorgi, les communautés subsahariennes ont délimité leurs territoires. Après les conciliabules entre les représentants des tribus et les concertations avec les groupes cultuels, les chefs – pour la plupart intronisés de force comme tels – ont dessiné, avec des moyens de fortune, des frontières quasiment inviolables. Ainsi sont nés des embryons d'Etats, sans hymne ni étendard. Les minorités constituées essentiellement de Rwandais, de Burundais et d’Ethiopiens – sans véritables porte-parole – sont parquées sur une petite superficie escarpée en bordure d’une route départementale. Les autres, les plus huppés, sont à l’intérieur. Si bien que lorsqu’il y a une descente de gendarmes, les premiers embarqués sont les minorités. Les autres, alertés, ont tout le loisir de prendre la poudre d’escampette.
Celle qui se dit s’appeler Eve, Ethiopienne frisant la trentaine, ne comprend pas cette injustice « En apparence, nous sommes logés à la même enseigne, mais dans la réalité, nous sommes dans le fond de l’enfer… » avoue- t-elle, amère.
Les communautés de l’Oued se gardent de trop s’aventurer en ville. En tout cas, jamais en groupe. « Ce sont des mesures de précaution ou plutôt une question d’organisation » nous explique Daniel, celui qui prétend être le chef malien.
Quelques communautés y délèguent des représentants pour les achats et le contact avec les passeurs lorsque ceux-ci, par prudence, s’interdisent de franchir les rives de Jorgi.
Dans le ghetto camerounais, Max, le bossu, tient le rôle de vaguemestre. Deux à trois fois par semaine, il monte en ville téléphoner ou envoyer des messages électroniques à ses compatriotes ayant réussi en Europe: « Daniel a trouvé du travail… - Moussa ne supporte pas le froid de Madrid, etc. ». Ce sont là, entre autres, des informations rapportées par le Bossu à ses acolytes de l’Oued. Mais, profitant du privilège qu’il a de circuler librement, il a tendance à abuser de la confiance de ses camarades. Il a pris le pli de faire des ponctions sur les mandats qu’il encaisse sur procuration pour ses concitoyens. Ces derniers, loin d’être dupes, savent, mais ferment les yeux. « Considérons cela comme des frais de mission » justifient-ils, avec un ton d’humour.
Mais, depuis un mois, la rivière respire la méfiance, la suspicion et la colère. Le « continent » est comme ébranlé. Les habitants ne sont plus que des groupuscules désorientés, amers. Une sorte d’anarchie s’est installée. C’est que l’armée algérienne a approfondi et élargi les tranchées sur le tracé frontalier. Des patrouilles de garde-frontières, encadrées du ciel par un hélicoptère, patrouillent de jour comme de nuit.
« Pas une mouche ne passe de l’autre côté de la barrière. Nous sommes bloqués ici, nous sommes condamnés !» avoue Abdallah, Nigérien.
Longtemps bercés par le rêve d'aller humer l'air ibérique, Abdallah et ses semblables, frustrés et en même temps révoltés, sont dans l’expectative.
« L'Occident est déterminé à nous refuser de fouler ses terres ; le mieux serait de rentrer chez soi. Mais, bizarrement, ce serait aussi une sorte d'injustice de refaire le chemin en sens inverse, alors qu'on est seulement à quelques brassées de la terre promise » dit simplement Eva, le visage éploré.
« On peut comprendre que l’Europe nous ferme ses portes, mais pourquoi l’Algérie et le Maroc nous rejettent aussi ? Nous sommes en Afrique, chez nous et on n’expulse pas des gens chez eux. » opine, interrogateur Abdallah.
Les nouvelles parvenant de Tamanrasset, dans le sud algérien, ne sont pas bonnes. Les autorités algériennes viennent de rapatrier 1 200 subsahariens dans leurs pays, suite à un crime commis par un migrant.
Abandonnés par leurs gouvernements, honnis par leurs « pays d’accueil » (l’Algérie et le Maroc) et refusés par l’Occident, ces infras-humains sont dans l’expectative.
« Qui sommes-nous ? Où irions-nous ? En attendant de trouver une réponse, nous ne perdons pas espoir. Après tout, notre destin, c’est de partir et même si nous mourrons, partir, c’est aussi mourir… ! » confesse, las, Abdallah.