Le plus grave, c’est que cette loi n’a été appliquée, apparemment, que contre les ressortissants algériens, comme nous avons pu le constater sur place. Une discrimination que ne peuvent justifier ni expliquer des responsables concernés du royaume. Guercif, dans l’Oriental. Mohamed-Abdelouahab Bousmaha, le représentant d’une famille algérienne de Sidi Bel Abbès (ouest algérien) dépossédée, nous prie de nous arrêter pour nous montrer « les dizaines d’hectares qui nous ont été pris injustement ».
Située en plein centre urbain, une partie des terres a été donnée en exploitation à un citoyen marocain qui aurait pignon sur rue. L’autre a été transférée pour utilité publique. C’est quand même curieux cette réquisition par l’Etat de ces biens en ce sens que cette grande superficie est située en zone urbaine donc, en principe, non concernée par la loi royale. D’ailleurs, le maire de Guercif le reconnaît dans une attestation signée le 10 juin 2003. « Cette parcelle se trouve dans le secteur urbain de la ville de Guercif conformément au découpage administratif de l’année 1992. » A la Conservation foncière de Taza, un responsable qui connaît bien le dossier avoue : « Ce cas est inexpliqué. Normalement, cette terre ne devrait pas être touchée par la loi de 1973, mais... » Gêné, il continue : « Mais il devrait être réglé avec un éventuel dégel entre nos deux pays. » Et qu’en est-il des autres biens, dont seuls les Algériens ont été touchés ? Notre interlocuteur, embarrassé, dit poliment : « Espérons qu’un autre Dahir sortira pour annuler le premier. » Il n’en dira pas plus. L’avocat de la famille de Mohamed-Abdelouahab Bousmaha, un Algérien installé à Oujda depuis longtemps, est perplexe : « Malgré tous nos documents et un dossier bien ficelé, les différentes instances marocaines continuent de faire la sourde oreille. Nos courriers restent sans réponse. » Au consulat d’Algérie à Oujda, le vice-consul nous reçoit expéditivement et nous rassure : « Le dossier des Algériens expropriés est entre de bonnes mains. » Nous lui avons demandé de nous communiquer le nombre des Algériens victimes de ce Dahir. « Tous les dossiers se trouvent à notre ambassade de Rabat. » A l’ambassade, l’attaché de presse nous informe : « Ce dossier est bien pris en charge par les autorités algériennes. » Nous apprendrons que sur le territoire chérifien 14 000 Algériens sont recensés, mais qu’il en existe plus de 60 000. Quant aux victimes de ce Dahir, point de chiffre. Dans la même circonscription de Guercif, la famille Abbou parle de cette spoliation avec amertume : « Ils nous ont pris nos terres et ils nous ont chassés du Maroc pour nous empêcher de défendre nos droits. » La famille Khiter, originaire de Khemis Miliana, se rappelle la période durant laquelle leur ferme de valeur et près de 300 ha situés à Agadir ont été transférés à l’Etat. « Du jour au lendemain, on nous a réduits à des gueux. Mais à ce jour nous continuons à lutter par la voie légale pour récupérer nos biens. » Et d’ajouter « Loin de juger qui que ce soit, il faut qu’on sache que nos biens actés nous ont été pris. Légalistes, nous continuons à lutter pour recouvrer nos droits. » Et de nous montrer un dossier volumineux transmis à toutes les instances des deux pays. La famille Louzri de Soumaâ, à Blida, possède (ou possédait) des biens à Beni Mellal. « Nous sommes très nombreux éparpillés sur tout le territoire du Maroc. Et tous les Algériens dans notre cas ne demandent qu’une seule chose : nos droits. »
Sur le boulevard Mohammed V, à Casablanca, se dresse majestueusement l’hôtel Lincoln.
Une infrastructure qui serait, depuis quelque temps, en pleine restauration par les responsables marocains. « C’est un Algérien et certains acceptent mal qu’un Algérien réussisse. Et puis le projet est tellement grandiose qu’il attise les convoitises. » confessent des langues à Casablanca.
Les Algériens propriétaires de biens fonciers victimes des dépassements des autorités marocaines sont très nombreux. Pour défendre leurs droits, ils s’attellent à créer une association dénommée Algériens expropriés au Maroc (ALEMA), dont le président provisoire est Mohamed-Abdelouahab Bousmaha, résidant à Sidi Bel Abbès.
En 1975, sous l’ère du président Houari Boumediene, les autorités algériennes ont procédé à l’expulsion manu militari de 350 000 Marocains dont des milliers sont nés en Algérie. Dans un livre intitulé « Mémoires d’un Marocain d’Algérie » un déporté raconte « Nous sommes le mois de décembre 1975 et ça coïncide avec la fête de l’Aid el Kébir. Un camarade de classe m’interpelle. Il m’informe que la police me demande. La famille est pour sa part déjà détenue. Je n’ai même pas le temps de retourner en classe pour récupérer mes cahiers. Mon cartable est en effet à la maison. Je quitte le collège au vu au su de tout le monde pendant la récréation. Je me sens choqué et humilié. Je monte dans le fourgon de la police. Un policier m’y dit : "Vous partez au Maroc. « Nous faisons partie de la dernière vague des expulsés… » Tout un drame.
La raison de cette expulsion massive est, selon des politiciens algériens de l’époque, est une réponse du gouvernement algérien à l’annexion du Sahara occidentale par le Maroc.
A Oujda, les Marocains d’Algérie. Une diaspora se comportant, d’ailleurs, comme les Algériens, se considérant comme des Algériens à part entière. On les reconnaît à leurs différents dialectes de l’Ouest algérien. Au café de France, une dizaine d’entre eux nous réserve un accueil chaleureux. « Depuis notre expulsion en 1975, on n’est pas arrivé à nous adapter. On a été déraciné... », entame Brahim, la cinquantaine. Sans haine ni provocation. Combien sont-ils à avoir été chassés de « leur » pays un matin de l’année 1975 ? « Le nombre est aussi important que notre douleur et nos souffrances. » Brahim et sa famille ont été arrachés de leur maison à Sidi Bel Abbès pour être emmenés manu militari vers la frontière Akid Lotfi, Maghnia. « Excusez-moi, puis-je utiliser le terme déportation ? En tout cas, le jour où, alors qu’on s’apprêtait à déjeuner, on nous a sortis brutalement de notre domicile et embarqués dans des camions, j’ai ressenti cela. La casserole était sur le feu. J’étais en survêtement... » Il ne pouvait s’empêcher d’essuyer ses yeux rougis. « Je n’en veux pas à l’Algérie... », précise-t-il avec humilité et grandeur.
Une fois expulsés chez eux, Brahim et ses semblables ont été délaissés par les autorités de leur pays. « Passé l’effet du sentiment de patriotisme de nos responsables et de nos concitoyens avec lequel nous avions été accueillis, nous avons été livrés à nous-mêmes. Le gouvernement marocain a été surpris par le flux humain déversant d’Algérie. » H’mida est né à Aïn Témouchent : « Hormis ma nationalité marocaine, je n’ai rien d’un Marocain. D’ailleurs, toute ma famille a déposé un dossier pour l’acquisition de la nationalité algérienne, depuis que j’avais quatre ans, en vain. » Il en est à la quarantaine, aujourd’hui. « Je ne vous cache pas que je suis retourné dans ma ville par des voies détournées. Notre maison est occupée par une tierce personne que nous avons, d’ailleurs, poursuivie en justice. L’affaire traîne dans les tribunaux. On nous dit que c’est une affaire politique. » Le débit des phrases est rapide. Mansour, angoissé, raconte d’un ton saccadé : « Imaginez qu’en 1975, on m’a expulsé avec mon père de nationalité marocaine et mon petit frère. Du jour au lendemain, ma mère, Algérienne, est restée seule. C’est vrai qu’on se voit presque régulièrement, depuis 1988, et que notre maison est gardée par notre maman, mais la famille a été disloquée. »
Et comme le problème est politique, nos interlocuteurs attendent une décision politique qui les réhabiliterait : « Contrairement aux Algériens dont les biens ont été expropriés par l’Etat marocain en 1973, nous, nous avons été dépossédés par des citoyens algériens après notre expulsion. Donc, nous n’en voulons pas à l’Etat algérien. Cependant, nous demandons à ce même Etat de régler notre problème, à savoir nous restituer ces biens... »
Une sénatrice de communauté et adjointe au maire de Bruxelles, d’origine marocaine, s’est intéressée au dossier dès 2007. C’est là qu’elle rencontre Mohamed Cherfaoui, président de la section de l’Association de défense des Marocains expulsés d’Algérie (ADMEA), et l’un des déportés en 1975 alors qu’il était étudiant à Alger. Quatre principales revendications constituent la trame de leur action: la reconnaissance officielle des faits par les autorités algériennes ; la restitution de tous les biens des déportés confisqués par l’Etat algérien, la compensation morale et matérielle pour le préjudice subi.