Les articles en questions existent, souligne Cherfaoui. Il suffit juste de reprendre les anciennes collections du journal. Après, on ne peut quand même pas reprocher aux journalistes de s’être opposés à l’intégrisme ou à un journal d’avoir une ligne éditoriale. « Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de pressions. Il y en a eu et les journalistes y ont résisté», explique-t-il.
Le directeur de la rédaction d’El Watan, Mourad Slimani, abonde dans le même sens. En sa qualité de responsable, il soutient qu’«il n’y a pas de sujet tabous à El Watan». « A la question de savoir s’il y a des lignes rouges ou pas, la réponse est non ! Notre rédaction traite de tous les sujets qu’elle juge pertinents. C’est aussi simple que cela !», lance tout de go M. Slimani. Pour lui, il est ridicule de parler ou d’accepter de se laisser enfermer dans de prétendues lignes rouges à l’ère des nouveaux médias. «Aujourd’hui tout se dit sur les réseaux sociaux. Nous sommes même concurrencés par internet. Nous n’avons donc pas intérêt à nous censurer ou à accepter la censure», argumente-t-il.
Il est vrai que son journal a passé tout le monde à la Moulinex, y compris la haute hiérarchie militaire algérienne dont l’ex-patron des services de renseignements, le mystérieux général Toufik. Beaucoup de titres ont brisé très tôt le fameux plafond de verre qui les empêchait de faire librement leur métier. Pour arracher leur droit de s’exprimer librement, des journalistes ont fait de la prison. Il faut s’en souvenir.
En revanche, Mourad Slimani considère que « l’anarchie réglementaire dans laquelle évolue la presse a autorisé tous les excès». Le patron de la rédaction d’El Watan estime qu’«au double plan de l’éthique et de la déontologie, il y a encore pas mal de travail à faire». Cela ne veut pas dire, ajoute-t-il, que tous les journaux disent n’importe quoi comme le soutiennent certains représentants du gouvernement.
Mourad Slimani qui connait bien le champ médiatique algérien, ne nie pas le fait que certains journaux font l’objet d’un chantage par la publicité. En clair, plus vous êtes critiques moins vous recevrez de «pub». Surtout si la publicité en question doit transiter par l’ANEP, un organisme d’Etat chargé de dispatcher les annonces des entreprises publiques. Pour El Watan, le problème ne se pose pas beaucoup puisqu’il vit exclusivement de la publicité privée. Ce qui lui permet d’échapper aux pressions et de rester maitre de sa ligne éditoriale.
A l’inverse, par exemple, d’El Watan ou de Liberté, qui ont décidé de garder leurs distances vis-à-vis du pouvoir ou même d’être en opposition frontale vis-à-vis des décideurs du moment, L’Expression, quatrième plus grand quotidien francophone algérien, a choisi de soutenir à fond la politique du président Abdelaziz Bouteflika. Ce soutien est, du reste, assez lucratif puisqu’il permet au journal de ne pas être exclu de la publicité publique. Si Brahim Takharoubt, le rédacteur en chef de la publication, ne dénie pas le droit à son «patron» de soutenir le programme politique et économique du premier magistrat du pays, il regrette cependant que ce «choix» empêche la rédaction de rester «lucide» ou d’avoir une approche critique sur ce qui se passe dans le pays. Cette situation fait que très souvent «le moral des journalistes est au ras des pâquerettes». Pourtant, dit-il, « rien n’empêche fondamentalement de faire du vrai journalisme !»
Les exemples de journaux qui fonctionnent comme l’Expression sont nombreux. La plupart agit par intérêts…d’argent et non par convictions. La preuve, ils changent de ligne éditoriale aussitôt qu’il y a un changement au sommet de l’Etat.
Quid de la situation pour les journaux en ligne ? Le directeur du journal électronique Impact24.info, Tarik Hafid, est un jeune manager. Son site vient tout juste de fêter une année d’existence. Avant de fonder Impact24.info, notre confrère a fait le gros de ses classes au quotidien Le Soir d’Algérie où il s’est distingué avec ses reportages et ses enquêtes qui ont placé dans le collimateur de la justice pas mal de responsables en fonction. Comme la plupart des nouveaux journalistes, les lignes rouges, il ne connait pas. «Lignes rouges ou pas, nous sommes là pour faire justement bouger les murailles. Les seules limites que nous nous posons sont celles que nous dictent l’éthique et la déontologie. Journalisme rime aussi avec responsabilité», lâche-t-il avec un sourire en coin. Anti-islamiste convaincu, il ajoute qu’il ne faut pas aussi compter sur lui pour tendre le micro à des extrémistes religieux ou à faire la promotion du terrorisme. Pour lui, tout le reste est du domaine du licite.
Par ailleurs, il est utile de rappeler que les médias privés algériens ont aujourd’hui 26 ans. Près d’une centaine de quotidiens parait en arabe et en français. Dans aucun pays du Maghreb il n’y autant de journaux qu’en Algérie. Saluée autant pour son courage que pour sa combativité, la presse algérienne est considérée par nombre d’observateurs comme étant l’une des plus libres du monde arabe.
Cette liberté n’est pas tombée du ciel. Elle a été acquise au prix de lourds sacrifices. Et notamment au prix du sang. C’est dans un contexte de violence extrême et de terrorisme le que la presse privée algérienne a émergé et grandi. C’est sans doute la raison pour laquelle on l’a qualifié pendant longtemps de «presse d’urgence». Les journalistes ont été mis dans le bain sans avoir bénéficié au préalable de formations adéquates. Tout le monde a dû apprendre le métier de reporter sur le tas. Surtout les jeunes journalistes. Les stages et les formations sont venus bien plus tard.
Durant la décennie 90, les journalistes étaient la cible numéro 1 des groupes islamistes armés qui les considéraient comme des «Taghout» (Mécréants). Les terroristes intégristes ont assassiné près d’une centaine de journalistes. Il faut dire aussi que les gouvernements de l’époque n’étaient également pas tendres à l’égard des médias. Beaucoup de lois et d’arrêtés liberticides ont promulgués lors de ce qu’il sera appelé «la décennie noire».
Le rejet en bloc par les journalistes du projet intégriste moyenâgeux et leur soutien à la lutte contre le terrorisme a toutefois amené beaucoup d’Occidentaux à douter de l’autonomie de la presse algérienne. Certains médias se sont même permis de répandre l’idée selon laquelle «derrière chaque journal se cache un général et que les journalistes algériens écrivent sous la dictée». Cette réputation de « journalistes aux ordres » a collé pendant longtemps à la peau des professionnels algériens des médias.
L’opinion n’a commencé à réviser son jugement pour le moins très sévère que lorsque la communauté internationale a suivi avec effroi l’effondrement, en 2001, des deux tours jumelles de New York. C’est en ce moment-là qu’elle a pris conscience des dangers du terrorisme. Malgré cela, il y en a eu encore qui continuent à soutenir que la majorité des journalistes algériens est «à la solde des militaires» et que les journaux ont tous des « lignes rouges » qu’ils sont tenus de ne pas dépasser. « Il suffit de lire les analyses dans les médias algériens sur des sujets prétendument tabous comme la dernière candidature de Bouteflika, ou la crise actuelle du pouvoir pour trancher dans une telle polémique », réplique Zine Cherfaoui.