L’une des vieilles mosquées de la deuxième plus ancienne capitale impériale abrite donc chaque vendredi après-midi, et sans discontinuité depuis six siècles, cette vente. Ce qui est nouveau, c’est l’apparition dans cet espace de jeunes en provenance de l’Afrique subsaharienne, ramenant des livres anciens et des manuscrits dérobés aux zaouias et autres Madersa de leurs contrées lointaines.
Ces jeunes africains ne se limitent plus à envahir les espaces religieux de cette ville historique, construite en 1062 par les Almoravides et dont l’architecture a été minutieusement choisie par Zeinab Al-Nevzaouiya, l’épouse de leur chef historique Youssef Ben Tachaffine. Les jeunes africains ont donc émergé ces dernières années comme de nouveaux commerçants de manuscrits que Marrakech ne connaissait pas auparavant.
Ces migrants subsahariens ne se sont donc pas contentés d’intégrer le microcosme religieux des mosquées antiques de la ville. Mais, ils sont devenus l’une des pièces maîtresses du commerce de vieux livres et manuscrits. Lesquels sont acheminés à partir des écoles et zawiyas soufis célèbres dans le Sahel. Ce phénomène s’est accentué considérablement depuis les attaques des groupes djihadistes contre le Mali, le Niger et le Nigeria. Car, les vieux manuscrits sont la bête noire de ces groupes. D’autant plus que ces milices armées visent, incinèrent et démolissent les zawiyas contenant ces trésors historiques.
Toutefois, il est utile de constater que les chaînes de vente de ce genre d’œuvres, notamment dans les pays du Golfe, passent par des réseaux discrets, tenus fortement au secret. Première scène surprenante, voire choquante: Etait exposé à la vente aux enchères publiques, dans ce lieu archaïque, un manuscrit rarissime qui n’est autre que le livre d’Al Muwatta’ de l’imam Malek Ben Anas, rédigé en caractères auriques. En enquêtant sur le parcours de ce manuscrit, ainsi que sur celui d’autres livres historiques, la découverte est surprenante: ledit parcours se recoupe avec d’autres réseaux, notamment ceux de l’immigration clandestine.
En effet, les milliers de jeunes candidats à l’immigration clandestine, originaires de pays embourbés dans des guerres absurdes, sont exploités pour ramener ces manuscrits, dont ils connaissent la juste valeur. Ainsi, on a rencontré une jeune femme nigérienne qui s’appellerait «Salima». Elle déclare que ces manuscrits et livres antiques constituent pour les candidats à l’immigration clandestine, un trésor indispensable pour financer leurs voyages.
«Nous savons que ces manuscrits sont très demandés au Nord», raconte-t-elle. Pour Salima, «Nord» veut dire Maroc, Algérie, Tunisie, et Europe, cela va sans dire. Elle explique comment le parcours de ces manuscrits passe parfois par des régions du sud du Maroc, via la Mauritanie. D’après elle, ces manuscrits n’étaient pas destinés initialement à la vente aux enchères publiques à la mosquée Ibn Youssef de Marrakech.
La mosquée Ibn Youssef connait des rénovations depuis des mois. Elle abrite l’une des plus célèbres universités, non seulement au Maroc mais également dans le monde arabe et islamique, ainsi qu’en Afrique. En plus de l’Université des Quaraouiyines de Fès, construite en 859 (par une femme, elle aussi: Fatima Al Fihriya) et classée par l’UNESCO comme étant la première et la plus ancienne université du monde, celle d’Ibn Youssef est, depuis 12 siècles, une citadelle de savoir et de livres dans le Maghreb islamique.
Marrakech abrite également la célèbre Mosquée de la Koutoubiya, littéralement «la mosquée des concepteurs et vendeurs des livres». Cette mosquée est construite en 1147 par les Almoravides. Elle est la plus ancienne mosquée au Maroc. Son haut minaret a été, durant de longs siècles, le plus haut minaret dans le monde islamique. Ce qui prouve que la tradition de vente des manuscrits et livres à Marrakech est très ancienne. D’autant que la vente aux enchères publiques des manuscrits et livres est une tradition qui remonte à l’époque des mérinides au 14ème siècle.
Ici on propose la vente de manuscrits âgés de 300 ans, venus du grand Sahel, notamment de Tombouctou et Kidal au Mali, d’Agadez au Niger et de quelques zawiyas d’Adrar en Mauritanie. Il y a belles lurettes, les caravanes en provenance de l’Empire du Ghana (Tombouctou) et du Royaume de Sokoto (au Nord du Nigéria) achetaient de Marrakech des livres et manuscrits rédigés en encres d’or et de safran rouge. Elles les acheminaient comme cadeaux inestimables aux étudiants des zawiyas de ces pays africains lointains. Aujourd’hui, on a l’impression que la donne commence à s’inverser et que les livres, qui avaient quitté le Maroc il y a 3 à 4 siècles, commencent à regagner leur terre natale, Marché des Livres de Marrakech, même si cela se fait grâce au trafic et réseau d’immigration clandestine.
La vente aux enchères publiques suit un rituel précis. Chaque vendeur s’assoit en face de sa collection de livres et de manuscrits, dont certains sont âgés juste de 30 ans. Le président de l’audience ouvre la séance suivant une liturgie spéciale: prières au profit des ascendants (grands-parents), au profit des gardiens des zawiyas et en faveur du Roi du Maroc. Il prend ensuite le premier livre à vendre, généralement le plus ancien ou le plus côté. Un vieil assesseur lui fixe le prix du lancement des enchères. Ce fut un appel solennel: «Ceci est le manuscrit d’Al Mouatta’a ; il est rédigé en encre aurique ; il est vendu au prix de…. Donc, qui dit mieux ?». Le rituel infernal des enchères …
A notre question : comment ces manuscrits sont-ils arrivés là ? Il répond que le phénomène est devenu rare depuis des années, notamment depuis 1975. Car, a-t-il dit, «En cette année, le Maroc a créé un concours national pour les meilleurs manuscrits, dotés de prix importants. Ce qui pousse les détenteurs de manuscrits de valeur à préférer concourir pour ce prix plutôt que les vendre aux enchères publiques dans le vieux marché de Marrakech».
Il ajoute que «L’internet a rendu les gens pas assez soucieux des livres et manuscrits, comme c’était le cas auparavant ». Selon lui, «La plupart des gens présents ici sont des nebbaras (chasseurs d’opportunités, ndlr) ; ils sont des spéculateurs travaillant pour le compte de réseaux internationaux de trafic des manuscrits vers des musées mondiaux».
Concernant l’éventuel rôle des émigrés africains dans ce trafic, notre interlocuteur a balancé un «Oui» sans la moindre hésitation, «ce sont eux qui ont sauvé ce commerce, il y a cinq à six ans. Ils viennent du Mali, du Niger et de la Mauritanie, avec des manuscrits rares qui constituent un fond de commerce lucratif pour eux et pour nous ». «Pour ce qui est des autorités, soit qu’il passe encore inaperçu. soit elles sont au courant, mais préfèrent fermer les yeux», pense-t-il en clignotant de l’oeil.
Notre interlocuteur affirme qu’«une partie de ces manuscrits est vendue au Golfe et en Turquie, une partie est vendue aux bibliothèques nationales marocaines ; mais la grande majorité est exportée vers les musées européens et américains». Selon lui, les réseaux africains de trafic de ces manuscrits sont tenus au grand secret. Ce trafic est plus important que celui des drogues, des armes et des cigarettes ; car, il touche des richesses historiques inestimables de populations en guerre.
La jeune nigériane Salima résume: «Ce genre de commerce constitue une mine d’or pour un candidat à l’immigration clandestine. La plus grande garantie pour pouvoir se payer les coûts du voyage, c’est de posséder un vieux bouquin ou un manuscrit rare». Elle conclut: «Certains d’entre nous paient des sommes d’argent pour financer leur voyage, d’autres le financent avec une collection de vieux manuscrits ou livres. D’autant plus que la collection de manuscrits et livres a plus de valeur que l’argent que nous pouvons ramener».