Mahmoud s’est mis sur son trente-et-un. Le jeune boy malien, d’origine soninké, s’apprête à envoyer de l’argent à sa famille à Bamako. C’est le début du mois et il a bien choisi le moment pour le faire. En fait, il s’agit de sa journée de repos hebdomadaire : samedi. « Je touche quarante mille Ouguiyas par mois (125€). J’en envoie une partie à mes parents au Mali. J’utilise toujours le service de transfert d’argent», affirme fièrement le jeune soninké.
Ce service de transfert est offert, dans un coin au marché de la Mosquée du Maroc, non loin du centre-ville de Nouakchott, la capitale mauritanienne. «Dans ce marché, je connais déjà deux boutiques maliennes qui font le transfert d’argent. D’ailleurs, ils sont des transporteurs. Ils possèdent des camions remorques transportant des marchandises entre Nouakchott et Bamako », explique le jeune malien qui parle couramment la Hassanya (langue des Maures).
Accès facile
Bien installé derrière son desk, Boubacar reçoit chaleureusement le jeune Mahmoud. En moins de vingt minutes, le commerçant reçoit quatre clients. L’affaire semble florissante et se fait d’une façon fluide. « C’est très rare qu’il y ait des erreurs ou problèmes ! Il suffit de fournir le nom et le numéro du téléphone de votre correspondant. Cela prend juste le temps de donner un coup de fil », indique Boubacar avec un sourire spontané. «Dans notre clientèle, tu trouves d’abord les Maliens qui travaillent en Mauritanie (28% des étrangers, selon l’Organisation Internationale de la Migration). Mais il y a également des soninkés et des maures mauritaniens qui viennent chez nous pour envoyer de l’argent à leurs amis vivant au Mali», explique ce gérant malien en feuilletant son carnet d’adresses.
Dans un autre coin du même marché, nous trouvons Mohamed qui est un commerçant mauritanien d’origine arabe. Sa petite boutique est une pagaille à l’instar de son environnement. L’homme vend à la fois les gadgets téléphoniques, la recharge et fait le transfert d’argent à travers le pays. « J’ai un réseau à travers toutes les moughataas (départements) du pays. Mes clients sont de toutes les franges sociales, surtout les défavorisés, comme les pousseurs au marché», dit-il. Comme il assure le transfert de crédit téléphonique (recharge de portables) depuis des années, Mohamed a établi une toile de correspondants dans diverses régions du pays. Ainsi, ce réseau s’est érigé en agences de transport locales et boutiques de change traditionnelles.
Selon certains économistes, l’activité de transfert d’argent a pris de l’ampleur en Mauritanie durant les deux dernières décennies. L’exode rural attisé par la sécheresse, la migration entre les pays de la sous-région et l’expansion anarchique des villes, ont poussé à la prospérité de ce service « illégal » aux yeux des banquiers, dans un pays où le secteur informel offre plus de 80% des emplois (ONS).
Laquelle ‘illégalité n’inquiète point les pousseurs au marché Rizgh (centre-ville de Nouakchott) qui sont issus des franges les plus démunies du peuple: les Haratines (descendants des esclaves). « Ce service nous a beaucoup aidés. Pour preuve : il y a quelques jours, ma femme m’a appelé depuis une localité reculée dans la moughataa de Maghama (à l’extrême sud du pays) parce que mon fils est gravement malade. Je lui ai donc envoyé, illico presto, la somme de dix milles ouguiyas, grâce à ce service de transfert, en payant un futile tarif. Du coup, cela m’a permis de sauver la vie de mon enfant qui a pu rapidement bénéficier des services médicaux !», se réjouit Abou Bacar, un docker haratine au marché Rizgh.
Connectivité avec l’étranger
Le même sentiment de soulagement est partagé par Maïmouna et Mohameden : une femme et un homme issus, tous les deux, de la classe moyenne. Chacun utilise ce service couramment pour « dépanner » ses fils. « Mon fils trentenaire travaille à Mbeikit Lahouach, figure-toi bien, donc à plus de 1300 kilomètres de Nouakchott, juste à la frontière malienne. Nous lui avons envoyé, il y a quelques jours seulement, une somme d’argent suite au retard de son salaire, via une boutique à Nouakchott », explique Maïmouna. Quant au père Mohameden, ses deux fils étudient à l’étranger. Il leur envoie régulièrement de l’argent, par le biais d’un commerçant de devises, installé au Marché de la capitale. « J’ai un fils au Maroc et un deuxième en Tunisie. Ce mode de transfert m’arrange bien vu qu’il fonctionne rapidement et tous les jours, même le week-end ; sachant qu’on paye une petite somme pour le service », indique cet enseignant retraité.
« La simplicité de cette procédure, le caractère bédouin de la population mauritanienne, la faiblesse du secteur bancaire (taux de bancarisation à peine 7 % contre près de 50% au Maroc, ou en Tunisie), la croissance du nombre d’usagers, etc.», sont autant de facteurs qui expliquent, d’après Mohameden Ould Akah, directeur du site économique El-Hassad, le développement « effréné » du phénomène aussi bien à l’intérieur du pays, qu’avec l’étranger.
A ce propos, il cite, à titre d’exemple, les milliards de francs CFA qui ont été transférés du Sénégal envers la Mauritanie avant la fête de Tabaski (fête du mouton). En effet, les éleveurs mauritaniens ont vendu des centaines de milliers de têtes pour pallier au manque constaté sur le marché sénégalais. C’est une fortune transmise par ce « réseau magique ».
Absence de traçabilité
D’ailleurs, les pépinières de ce service vital sont, comme on vient de voir, les boutiques de change, les agences de transport, les boutiques de téléphones mobiles (transfert de crédit), mais aussi certains cybers d’internet. Par exemple, les étudiants algériens dans les mahadhra (écoles coraniques ou universités du désert) de Mauritanie reçoivent de l’argent venant de leurs familles chez une boutique bien connue à Nouakchott. C’est un cyber d’internet géré par des commerçants mauritaniens qui sont en contact permanent avec leurs représentants en Algérie.
Mais ce mode de transfert d’argent ne concerne pas seulement les mauritaniens et les étrangers aux modestes revenus. Il fait également l’affaire des grandes entreprises et hommes d’affaires les plus riches. D’après une source bancaire, des géants de l’économie nationale utilisent régulièrement ce « réseau parallèle » pour réaliser de grands bénéfices qui échappent à toute traçabilité. « Ils veulent ainsi cacher le vrai chiffre d’affaires réalisé pour ne pas payer beaucoup d’impôts et de taxes. Certaines sociétés veulent même échapper à des sanctions internationales », confie la même source .
« Les gens veulent éviter la routine des banques, les taxes et les risques de bouger avec des sommes d’argent colossales. Par exemple, un commerçant peut payer son fournisseur à un endroit reculé du pays, sans être obligé de se déplacer, en s’exposant au risque d’être braqué par des voyous », souligne Ould Akah.
Reste à savoir comment ce système va-t-il résister à la mondialisation économique ? Une mondialisation que la Mauritanie découvre lentement et passivement…