Nous sommes à Médina 3, un vieux quartier au cœur de Nouakchott. Ici la zaouïa– le complexe religieux - date d’environ 40 ans. C’est une zaouïa tijane de la branche du fameux soufi Cheikh Brahim Niasse (Sénégal). C’est l’un de ses petits-fils qui la gère aujourd’hui : Cheikh Ibrahim Ould Mohamed Haibe. Etant métis, il est à la fois l’imam de la mosquée et le cheikh (chef spirituel dans le soufisme) de la zaouïa.
Aussitôt après Al-Asr - la prière de l’après-midi, les adeptes s’empressent pour sortir de la mosquée et reprendre leurs activités. Un petit groupe de disciples reste cependant pour solliciter les prières de l’imam. Ils accompagnent leur cheikh jusqu’à sa maison. Une maison modeste qui sert à un lieu de rencontre entre les disciples : riches et pauvres, hommes et femmes, noirs, maures et métis, mauritaniens et étrangers. Ici, tous se retrouvent dans l’humilité et la fraternité.
Sur la question de la tolérance, Cheikh Ibrahim Ould Mohamed Haibe semble catégorique : « Ici tout le monde peut entrer : on ne demande pas les noms, ni les origines des gens. Comme tu vois, on n’impose rien à personne ! Nous sommes tous frères et compagnons dans cette démarche spirituelle ».
Communauté de destin ?
Selon ce cheikh de la tariqa (voie soufie), les adeptes venant des pays subsahariens sont de plus en plus nombreux. Il les estime à des centaines, voire des milliers de personnes. Surtout quand on prend en compte les adolescents envoyés par leurs parents sénégalais, maliens, guinéens, ou nigérians pour apprendre le Coran dans les villages mauritaniens. « Ils apprennent le Coran et les disciplines théologiques. Mais ils découvrent aussi les vertus de la tariqa : la tolérance, la fraternité et l’entraide qui mènent ensemble à l’ascension spirituelle», explique toujours l’imam Ould Mohamed Haibe.
Les confréries jouent, aux yeux des islamologues, un rôle positif quant au renforcement de la cohabitation pacifique entre les peuples, d’ethnies diverses, habitant la vaste région du Sahel et du Sahara. D’après Cheikh Saad Bouh Kamara, sociologue mauritanien, il y a des stratégies expliquant ce maintien de la coexistence multiethnique. «Cela est rendu possible à travers l’éducation commune au sein des écoles coraniques. De plus, le réseau confrérique permet les échanges de visites fréquentes, les alliances matrimoniales croisées, les cérémonies religieuses périodiques communes dans les différents pays. On y assiste également à des discours et prêches pacifiques et fraternels », analyse l’universitaire (lui aussi métis).
La Tijaniyya ne cesse de conquérir de nouveaux espaces. Les adeptes de cette zaouïa nouakchottoise citent, comme preuve de ce rayonnement, les visites périodiques de leur cheikh au Nigéria et en Afrique du Sud. De même, des délégations de ces pays se rendent elles-aussi régulièrement en Mauritanie.
Dans le collimateur des extrémistes
«Avant j’avais l’habitude de commettre de mauvais actes. Je me suis converti à l’Islam en juin 2001. C’est grâce à mon enseignante tijane au lycée que j’ai pu découvrir ce nouveau chemin de spiritualité», confesse Mohamed Shehi. A 32 ans, ce Sud-africain réside depuis deux mois dans la zaouïa de Médina 3 pour un séjour purement mystique où il apprendra et suivra les rites de son cheikh. Il communique avec son cheikh uniquement en Anglais. Tout comme Ahmed Kamel, un jeune nigérian de 16 ans qui a appris tout le Coran par cœur en Mauritanie sans comprendre l’Arabe. Pourtant, il récite magnifiquement le Coran. «Après avoir passé deux ans en Mauritanie, je me suis rendu compte que ma vision du monde et des gens a considérablement changé. Maintenant, je ne suis plus de caractère agressif comme avant et je tiens beaucoup à respecter tous les gens », confie le jeune soufi nigérian.
Le soufisme tenait et se tient debout face aux nouvelles formes du fondamentalisme. Selon professeur C. S. B. Kamara, certains facteurs expliquent bien la résistance des confréries face à la montée du courant extrémiste en Mauritanie depuis les années 1980 avec la propagation du wahhabisme par le biais des instituions inféodées à l’Arabie Saoudite. « Les confréries utilisent leurs théories bien connues, leurs pratiques confraternelles, leur passion pour le travail manuel, leurs plans de communication sociétale ciblant surtout les femmes, les jeunes et les migrants et saisonniers », pense le professeur Kamara.
Excommuniés par certains courants extrémistes, les Tijanes se trouvent accusés d’hérésie par le wahhabisme. Pire encore, les Tijanes subissent « l’invasion » de leurs zaouïas par les salafistes. « Les fondamentalistes viennent parfois chez nous ici à la mosquée pour vendre leurs prêches erronés. Je leur interdis parfois la parole, surtout quand ils commencent à endoctriner les gens et demander aux jeunes de les joindre», lance le cheikh sur un ton engageant. Ould Mohamed Haibe avoue, toutefois, qu’il a dû agir «après la prière pour éviter que certains prédicateurs intégristes ne s’emparent pas de la tribune de la mosquée afin de transmettre leur propagande nocive basée sur une mauvaise interprétation de l’islam». C’est une rivalité que le cheikh révèle au grand jour avec amertume, sachant que les soufis ne veulent pas être sous les projecteurs. «On ne fait pas de propagande. Pour nous, la tariqa est avant tout une conviction volontaire et individuelle », conclut-il.
Par contre, les soufis possèdent, selon des chercheurs, leurs propres moyens de communication. « Les confréries organisent de fêtes religieuses et de conférences périodiques qui leur attirent nombre d’adeptes», constate le professeur Kamara. Par ailleurs, nombreux sont les islamologues qui appellent désormais à la réforme du soufisme musulman en vue d’une « renaissance spirituelle » qui s’inspire en fait des valeurs universelles. Ne serait-ce que pour l’émergence d’un islam des Lumières.