Comme la plupart des grandes agglomérations maliennes, la ville de Bandiagara abrite un grand nombre de talibés. La majorité d’entre eux s’est établie dans la région en 2012. Ces damnés de la terre viennent tous ou presque du Burkina Faso voisin qui ne voulait plus d’eux. C’était Blaise Compaoré, alors président du pays des Hommes intègres, qui avait pris la décision de les expulser.
Jusque là, la population les aidait comme elle pouvait. Tout le monde en avait, en réalité, pitié. Mais depuis qu’on les soupçonne d’entretenir des relations avec les groupes terroristes, les gens en ont une peur bleue. «Les garibou (talibés) sont des criminels. Ils ne méritent pas que nous leur donnions à manger et que nous les laissions vivre parmi nous», martèle une habitante de la province. «Ils constituent une sérieuse menace pour la sécurité de Bandiagara», soutient encore un responsable local.
Tout commence avec les dernières attaques qui ont eu lieu dans la province de Koro, une localité se trouvant à une cinquantaine de kilomètres de Bandiagara. C’est suite à cela que des groupes talibés sont accusés de « flirter » notamment avec les terroristes du Front de Libération du Macina (FLM). L’organisation est dirigée par Amadou kounfa. Il s’agit d’un prêcheur originaire de Konna, une petite bourgade située à 65 km au nord de la province de Sévaré.
Les talibés sont souvent employés par des familles pour s’occuper de petites activités domestiques. Ils pilent le mil, font la vaisselle et vont chercher de l’eau au puits. Après ce qui s’est produit, les gens ne veulent même plus les voir. Dans les cérémonies de baptêmes et de mariages, les talibés venaient jadis demander un repas et les gens étaient généralement généreux avec eux. A présent, les quelques petits talibés qui restent encore dans la région sont devenus persona non grata. On veille à ce qu’ils restent à l’écart.
Assise au milieu de la cour de sa maison, Aissa Beaucoum s’indigne avant de mettre dehors un jeune talibé de 8 ans qui demandait un bol de riz. «Nous ne donnerons plus jamais à manger aux talibés parce qu’ils nous agressent», enchaine-t-elle. Des scènes de rejet de ce genre sont désormais devenues quotidiennes dans la ville. Une ville qui était jadis connue pour être un refuge sûr pour les talibés. Un sceau d’eau sur la tête, Oumou Ouologuem habite Bandiagara depuis plusieurs décennies. Elle est angoissée et se méfie beaucoup aussi de ces mendiants. «Ces enfants talibés sont devenus des criminels. Ils sont capables de mettre du poison dans nos puits», déclare-t-elle. Est-ce que tout cela est vrai ? Difficile à dire. Des sources fiables annoncent en tout cas l’arrestation de talibés qui voulaient empoissonner un puits au centre ville.
Pourquoi les talibés en sont-ils venus à verser dans le brigandage après avoir vécu pendant longtemps en bonne intelligence avec la population ? Certains pointent du doigt les marabouts qui les accueillent. La population reproche notamment à ces marabouts de trop demander aux talibés, y compris de ramener de l’argent par n’importe quel moyen. Selon un enseignant retraité, «les marabouts n'ont jamais eu le temps de s'occuper des talibés. Au contraire, ils exploitent ces petits. Ils les obligent quotidiennement à leur rapporter de l'argent. Quand ils n’en trouvent pas, les talibés recourent à des procédés illégaux», déclare-t-il.
Selon plusieurs témoignages, il n’y a pas que les marabouts qui abusent de ces petits talibés. Ils sont également exploités par des terroristes pour localiser d’éventuelles cibles ou pour transporter des armes. A 5 km de la province, dans le village de Djombolo, un talibé de 35 ans a été arrêté avec une caisse remplie d'explosifs. Une opération conjointe dirigée par les forces armées maliennes et la Minusma, dénommée «opération seno», avait permis la destruction de nids de terroristes. Les personnes arrêtées étaient en partie des talibés dont certains sont connus à Bandiagara.
Il n’en fallait pas plus aux habitants de la région pour se retourner contre ces mendiants. Depuis, les talibés qui ont décidé de rester sur place sont surveillés de près. Ils sont mêmes devenus le sujet de discussion favori de la population. Les anecdotes à leur propos sont nombreuses. Ali Dougnon, élève dans une école franco-arabe, témoigne : «un jour, alors que j’étais entrain de réviser mes leçons, deux jeunes talibés arrivent chez nous. Ils ont commencé à lire ce qui était inscrit sur le tableau sur lequel j’apprenais l’arabe. Sans raison, ils ont juré qu’ils nous auraient tous tués si nous avions été des chrétiens».
Contrairement aux habitants, les autorités de la région ne s’empressent pas de mettre tous les maux du Mali sur le dos des talibés. Pour le moment, il y a beaucoup de prudence lorsqu’elles parlent de terrorisme et des talibés. Néanmoins, ces mendiants sont sous haute surveillance. Les autorités sont conscientes qu’elles ne peuvent pas rester les bras croisés et qu’elles se doivent de rassurer la population, surtout quand des plaintes sont formulées. «Nous avons reçu plusieurs plaintes venant de femmes de ménage victimes d’agression physiques avec coups et blessures commises par les talibés», indique un agent de police de Bandiagara qui ajoute que des enquêtes ont été systématiquement ouvertes. Les présumées menaces de talibés sont ainsi prises très au sérieux par les autorités.
Plusieurs marabouts et leurs talibés sur lesquels pèsent des soupçons ont été également interrogés par la police. Comme il fallait s’y attendre, les marabouts se sont défendus et ont surtout défendu bec et ongle leurs talibés. Pour eux, leurs disciples sont victimes d’attaques gratuites.
Mobo Tidéré, marabout de 70 ans, est connu par les habitants pour son pouvoir mystique. Il est aussi un grand guérisseur. Vêtu d’un grand boubou blanc, il est souvent entouré de talibés auxquels il apprend l’arabe et le Coran. Le vieil homme est responsable, en tout, d’une cinquantaine de talibés venus d’horizon divers. Il affirme avoir été convoqué par le commissariat pour s’expliquer sur les coups et blessures que son talibé aurait infligé à une habitante. Selon le vieil homme, le talibé dont il est question souffre de troubles mentaux, ce qui le rend parfois violent. Mais il assure qu’il s’agit d’un cas isolé. «Pourquoi les autorités pensent que nous sommes des jihadistes. La parole de Dieu n’a rien à voir avec ceux qui sèment la terreur», s’indigne t-il tout en égrenant son chapelet. «En ville, les gens disent que les terroristes utilisent des talibés pour tuer des innocents. Mais pourquoi vouloir frapper tout le monde avec le même bâton», s’interroge encore le vieux marabout. Il secoue sa tête à plusieurs reprises avant de nous donner la liste des talibés ayant fui la ville. Au nombre d’une trentaine, ces talibés craignaient d’être persécutés par la population. Ils ont trouvé refuge à Dialoubé, une localité située à 65 km de la province de Sévaré.
Mobo Ali Ongoiba, 63 ans, est lui aussi un marabout. Il est originaire de la province de Koro, un patelin situé à 45 km de Bandiagara. En plus de son métier de maitre coranique, Ongoiba est un commerçant. Devant sa boutique est assis un talibe de 12 ans gravement blessé à la tête. Selon le maitre coranique, le jeune garçon a été battu par des jeunes au centre-ville. «Je pense qu'à Bandiagara les gens font l'amalgame entre les terroristes et nos élèves coraniques. Ces pauvres enfants ne sont là que pour étudier»,commente-t-il.
Au commissariat de la ville, Ousmane Bah croupit dans sa cellule où il est en garde à vue depuis deux nuits. Visiblement affamé et désespéré, le jeune talibé raconte : «j'apprenais comme d'habitude des versets du Coran à la périphérie de la ville. Des policiers m’ont par la suite obligé à monter dans leur véhicule. Il m’ont traité de terroriste parce que je porte un turban et que je n’ai pas de pièce d'identité nationale».
A Bandiagara, la haine des mendiants est visible. Les maisons qui abritaient autrefois des talibés sont désormais vides. Ils ont laissé cependant sur les murs de ces bâtisses des inscriptions en arabe contenant toutes les peines qu’ils ont endurées. Certains graffitis contiennent aussi des injures à l’égard de la population locale.
Moulaye et Abdou sont deux talibés originaires du Macina, une province de la région de Ségou (400 km de Bandiagara). Ils ont choisis aussi de quitter la ville. Affaiblis par la faim et la fatigue, ils marchent depuis 3 heures sous un soleil de plomb. Les jeunes talibés portent leurs affaires (nattes, tablette et Coran) sur la tête. « Nous partons parce que les gens qui nous donnaient à manger ne veulent plus de nous. Ils nous demandent de partir», déclarent-ils en larme.
Allongé dans une maison en ruines, Issiaka a 13 ans. Il vit seul depuis que ses caramades talibés ont été chassés de la ville. Dans un langage presque incompréhensible, le jeune talibé déclare qu’il n’a pas mangé depuis 2 jours. Quand ils ne sont pas chassés, les enfants talibés sont marginalisés. Ils souffrent de la rupture des liens qu’ils entretenaient il y a peu avec les habitants.
Stigmatisation ou pas, le problème est pris très au sérieux par le gouvernement qui a décidé de se mêler du dossier des talibés. Pour écarter tout risque, plusieurs mesures ont été prises. Certaines d’entre elles viennent directement du ministère de la Défense. Parmi ces décisions, le recensement de tous les talibés à l'intérieur des provinces. Selon le sous-préfet de la province de Bandigara, «tous les élèves des écoles coraniques qui ont 18 ans et plus sont obligés de posséder une pièce d'identité nationale». Les patrouilles policières sont également plus fréquentes.
Les responsables des talibés suggèrent l’organisation de campagnes de sensibilisation au profit des habitants de Bandiagara. «Il faut passer le message à la radio pour dire que nous ne sommes pas des terroristes», soutiennent-ils. Dans cette province de 25.000 habitants, le sentiment de suspicion et de colère des habitants s’est transformé en peur des talibés.
Un maître coranique pense cependant que le départ des talibés de la ville n’est pas la solution et qu’il peut être lourd de conséquences. «Nos talibés ont été chassés de la ville. Certains, par désespoir et par peur d’être jetés en prison, peuvent être tentés maintenant de rejoindre les jihadistes. Ils sont désormais vulnérables» prévient-il. Cependant, la menace terroriste semble être négligée par les maitres coraniques qui sont accusés de soutenir le terrorisme.
La région de Mopti a, rappelle-t-on, été la cible de plusieurs attaques terroristes ces derniers temps. Toutes ces attaques ont été revendiquées par le FLM dirigé par Amadou kounfa. Cette organisation recrute ses combattants parmi les talibés. Elle est affiliée à Ançar Eddine qui opère au centre du pays, principalement dans la région de Mopti. La province de Bandiagara compte 21 communes, réparties entre la plaine, la falaise et le plateau. Les activités terroristes se concentrent dans la plaine qui se trouve dans les environs de la province de Douentza et qui s’étend jusqu'à la frontière avec le Faso. Dans un tel contexte de tension, les talibés qui ont décidé de rester seront obligés de faire profil bas, et pour probablement longtemps, avant de se voir à nouveau acceptés par la population.