Roukaya M. est envahie par la colère lorsque nous lui demandons ce qu’elle pense de l’émission diffusée par la deuxième chaîne marocaine à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination des violences contre les femmes. Dans le programme « les Matinées de Douzime », une femme est apparue avec de fausses traces de violence au visage, accompagnée d’une experte du maquillage qui lui donnait des conseils sur les différentes astuces pour camoufler ces traces.
« La chaîne ne sait-elle pas que la violence est considérée comme un crime par des traités internationaux ?! N’ont-ils pas pensé une seule seconde à ce que pourrait ressentir une femme victime de violence qui attend, tapie à la maison, qu’une âme bienveillante veuille bien lui apporter consolation, compassion ou solution ?! », s’indigne Roukaya. Puis de poursuivre en disant : « au lieu de cela, la presse officielle lui propose une potion magique pour camoufler les traces de coups et lui suggère tout simplement de sourire…
N’existe-t-il pas dans son âme une plaie psychologique plus profonde et plus douloureuse qu’aucun maquillage ne saurait camoufler ?!! Ces programmes donnent une légitimité à la violence faite aux femmes et lui donnent l’aspect d’un phénomène social qu’on peut accepter et avec lequel on peut vivre… Je ne peux que maudire la presse et ses crimes… »
La loi contre la violence faite aux femmes en suspens
Pour nous faire une idée précise de la situation des droits de la femme au Maroc, nous avons contacté Mme Aicha Sekmassi, directrice exécutive de l’association "Voix des Femmes Marocaines". Les droits de la femme au Maroc, nous explique-t-elle, ont fait beaucoup de progrès grâce à la mobilisation des femmes qui ont pris part à la rédaction de la constitution de 2011 en proposant de nombreuses lois.
Cependant, ce parcours a récemment été ralenti, puisque la loi contre la violence faite aux femmes, proposée en 2013 et suspendue depuis, a fini par être adoptée au mois de mars 2016, mais avec un contenu bien en-deçà des ambitions des associations marocaines. De plus, ladite loi n’entrera en vigueur qu’une fois votée par les deux chambres du Parlement et publiée au Journal Officiel, ce qui n’a pas été fait sous le gouvernement précédent, comme pour plusieurs autres lois.
Mme Sekmassi explique par ailleurs que l’émission transmise sur la deuxième chaîne est un appel direct à maquiller la réalité, à en détourner le sens et à laisser pourrir la situation. C’est la raison pour laquelle il faut, selon elle, dénoncer cet état des choses qui porte gravement atteinte à la dignité humaine et aux droits de l’homme d’une façon générale.
Pour plus d’explications, l’équipe de "Dunes Voices" a contacté la direction du programme et de la chaîne, sans succès. La direction de la chaîne, furieuse, aux dires de certaines sources, ne souhaite s’exprimer au-delà du communiqué précédemment rendu public. La chaîne y présente ses excuses en reconnaissant que ce qui a été diffusé n’est pas convenable et évoque une simple « erreur de jugement » ayant sous-estimé la gravité de la violence contre les femmes. Cette approche, précise-t-on, est en totale contradiction avec la ligne éditoriale de la chaîne et avec sa charte professionnelle qui s’est toujours proposée d’accorder à l’image de la femme une importance primordiale, comme cela a toujours et sans cesse été reconnu par les téléspectateurs fidèles à la chaine ainsi que par la société civile. Dans son communiqué, la chaîne a enfin assuré de son intention de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour sanctionner les responsables de cette erreur, tout en promettant de renforcer les mécanismes de contrôle et d’encadrement en la matière.
La violence faite aux femmes rejetée à l’unanimité sur Internet
L’affaire a fait un scandale sur les réseaux sociaux qui jouent désormais un rôle important dans la société en observant les abus puis en les révélant au grand public afin de créer une réaction de masse. M. Ismaïl Azzem, journaliste marocain, blogueur et correspondant du site arabe de CNN affirme ainsi que « les réseaux sociaux commencent aujourd’hui à s’investir d’un puissant pouvoir de contrôle visant les mass-médias ».
« Cette autorité de contrôle, appelée parfois « le cinquième pouvoir » a révélé l’existence d’une quasi-unanimité virtuelle rejetant la violence faite aux femmes. Mais cela ne signifie pas pour autant que la société marocaine marche aux côtés de cette autorité de contrôle électronique. En effet, les chiffres des associations féministes montrent que les cas de violences commises contre les femmes demeurent encore excessivement nombreux, en même temps que l’Office des Nations Unies pour la Femme révèle que, chaque année, près de 2400.000 femmes marocaines sont victimes de violence et de harcèlement dans les espaces publics », poursuit-il.
« Quant à la deuxième chaîne, il me semble injuste de l’accuser d’antiféminisme sur la base d’une seule émission. Mais d’une façon générale, et d’un point de vue international, les médias marocains souffrent d’une certaine insuffisance au niveau de la culture des Droits de l’homme. Plus d’une fois d’ailleurs, nous avons assisté à des manquements très graves, tels que des présomptions d’innocence bafouées ou des diffamations notoires, ce qui est dû à l’absence d’une stratégie réelle ayant pour réformer les pratiques professionnelles de la presse », conclut Ismaïl Azzem.
L’émission sur le « maquillage » a provoqué une vague de colère dans une vaste frange de la société marocaine, colère relayée durant les jours qui ont suivi l’émission par de nombreux médias à travers le monde.
Mentana Ma Lîinine