La frontière, fermée officiellement en 1994, demeure une véritable passoire dont tirent profit des contrebandiers de tout acabit et ceux qui sont censés surveiller cette démarcation.
Pour tenter de passer de l’autre côté de la barrière, de vivre sur les lieux ou plus exactement à proximité, ne serait-ce que quelques heures, je me suis mis dans la peau d’un clandestin, un harrag, comme il est communément dénommé dans le langage des jeunes.
Une tentative à priori risquée, mais qui réussit grâce aux services d’un passeur.
Omar, mon « ange gardien », la quarantaine, me prévient que le « convoi démarrera à 18h » au niveau d’un café à Maghnia et me rappelle d’un ton presque méprisant « avec ton accoutrement, on dirait que tu vas décoller d’un aéroport, mets un pantalon jeans et une jaquette, au lieu d’un ensemble classique et une doudoune ! »
Ce qui suscite ma curiosité et provoque mon inquiétude, c’est le terme « convoi » utilisé par le passeur. Un terme dégradant qui m’assimile à une vulgaire marchandise, en plus du fait que « convoi » signifie que je ne suis pas le seul à faire le voyage. Autant de questions qui me taraudent l’esprit.
Nullement ébranlé par mes questions, le passeur rétorque « seul, le passage te coûtera plus cher, en groupe, tu économiseras de l’argent, et puis, tu ne vas pas faire un concubinage avec tes compagnons de fortune, c’est juste le temps d’un passage ! »
Pour moi, le tarif, aller simple, est de 20 000 DA (équivalent de 110 euros au marché parallèle). Un tarif qui a décuplé depuis le creusement des tranchées et l’érection du grillage.
Dans le contrat « moral », j’ai cependant inclus une « clause » qui me garantit un retour le soir même. Toujours imperturbable, Omar dit simplement «que tu rentres le soir même ou dans 10 ans, l’aller-retour, c’est le double ! » J’ai dû jouer sur sa fibre sentimentale pour tenter de l’amadouer et m’embarquer sans supplément. « Je vais juste regarder un match de football en famille; ma mère est marocaine » ai-je menti.
L’air intraitable au début, il finit par m’accorder une sorte de faveur, avec une condition « tu parais sincère, alors service contre service, de l’autre côté, l’homme qui vous attendra est un ami, tu lui ramèneras deux cartouches de Marlboro ! » Me voilà passeur, à mon tour…
A l’heure indiquée, Omar, à bord d’un véhicule de marque Peugeot, me fait signe de monter devant. Derrière, un Africain subsaharien et deux Syriens étaient déjà installés.
« Le fric ! » me demande le conducteur, en guise de bonjour.
On doit parcourir 14 kilomètres de Maghnia au lieu-dit Ouled Mellouk, dernier hameau frontalier, côté algérien. Notre point de passage.
Nous suivons la Route Nationale 07. Un itinéraire très fréquenté par les automobilistes, car desservant d’autres agglomérations frontalières et côtières, comme Bab El Assa, Marsat Ben M’hidi et Ghazaouet, avant de bifurquer plus à l’Ouest, à deux kilomètres de notre destination.
On croise une patrouille mobile de la douane. En empruntant la piste, qui est la dernière ligne droite, on tombe nez à nez avec le premier barrage militaire.
Omar s’arrête sans couper le moteur et dans un geste pavlovien, remet par le carreau, un sachet en plastique au soldat. Ce dernier prend quand même la peine de contrôler visuellement l’intérieur du véhicule.
« Celui-là, me désigne-t-il du doigt, il émigre ? »
Omar réplique machinalement « non, ayant des proches au Maroc, il va regarder en famille le match de la sélection Marocaine contre la Côte d’Ivoire. Il rentrera à l’issue de la rencontre ».
Pour les Algériens qui ont de la famille juste de l’autre côté de la frontière, traverser illégalement la frontière en payant 100 euros leur permet de retrouver leurs proches en quelques minutes. (L’option légale les obligerait à prendre l’avion d’Oran ou Alger jusqu’à Casablanca, et parcourir encore 600 kilomètres jusqu’à l’ouest marocain).
Le chemin nous est ouvert jusqu’aux tranchées, une centaine de mètres plus loin où des garde-frontières nous attendent.
Après une dizaine de minutes d’attente, cinq autres personnes dont une femme sortent subitement de derrière un poste militaire et ordre est donné de « mettre la planche sur la tranchée » De l’autre côté, instantanément, un des soldats marocains ouvre une brèche dans le grillage. « Allez, allez, vite ! »
Nous enjambons le fossé à la queue-leu-leu et nous sommes introduits par l’accès métallique en territoire marocain.
Un civil nous accompagne 100 mètres plus loin, jusque sur les berges de l’Oued Kiss et nous demande « Les Syriens, par ici, les autres montez la pente, un taxi pour Oujda vous attend ! »
Je savais que les Syriens étaient confiés à un réseau de passeurs qui devaient les amener jusqu’à Nador dans le Rif. Ville située face à l’enclave espagnole de Melilla.
Le Subsaharien qui semble égaré, demande angoissé « Et moi, je vais où, monsieur ? »
Celui à qui je dois remettre les cartouches de cigarettes rétorque « tu ne veux pas que je t’invite chez moi, par hasard. Tu vas où tu veux, ma mission se termine ici. » Avant de nous quitter, il me rassure tout de même « Omar m’a informé que tu dois rentrer ce soir, alors tu dois pointer ici à 23 heures. Si tu as une minute de retard, je ne répondrai de rien. Tous les accès seront fermés jusqu’à demain cinq heures ».
Nous sommes donc passés d’un pays à un autre, comme une lettre à la poste, sans que ni les soldats algériens, ni leurs homologues marocains ne nous fouillent.
J’apprendrai plus tard que les contrebandiers empruntent d’autres « couloirs ».
A mon retour à Maghnia, Ahmed Belkheir, président d’une association de quartier ayant à maintes reprises dénoncé les trafics m’explique que tout le long du tracé frontalier, il existe 25 passages que les militaires des deux côtés ouvrent à des horaires étudiés. « Toi, tu as été orienté sur celui des passagers. Cette frontière est un espacé militarisé certes, mais qui, paradoxalement, contribue à l’extorsion de biens et d’argent de la part de contrebandiers et de garde-frontières des deux côtés de la barrière. Donc au final, ni les tranchées, encore moins le grillage ne viennent à bout du trafic. Grâce à des complicités à tous les niveaux, cette frontière est un véritable gruyère » résume-t-il.
Un « gruyère » sur 170 km, de Marsat ben M’hidi (extrême ouest de l’Algérie) jusqu’aux limites de la wilaya de Naâma (sud-ouest algérien).
Selon les différentes cellules de communication de la gendarmerie nationale, de la police et de la douane de Tlemcen (Algérie) concernant la drogue seulement, pas moins de 120 tonnes de résine de cannabis ont été introduites sur le territoire algérien pendant ces six derniers mois.
Corroborant les propos de M. Belkheir, un avocat de la wilaya de Tlemcen nous indique sous le sceau de l’anonymat que des centaines de narcotrafiquants algériens, recherchés par la justice algérienne, ont trouvé refuge au Maroc et des criminels marocains ont fui leur justice pour s’installer en Algérie. « Pour traverser la frontière, il suffit de payer, déplore l’avocat. Personne ne te demande quoi que ce soit. Le plus grave, si ces recherchés ont eu tout le loisir de passer d’un pays à un autre, qu’est ce qui prouve que des terroristes n’ont pas emprunté cet itinéraire ? Pour moi, que ces garde-frontières des deux pays, dans un esprit humanitaire, laissent passer des gens dont beaucoup ont des familles ici et là, mais qu’ils prennent au moins la peine de les fouiller, de les contrôler, de consulter leurs fichiers… » ,
Il y a quelques mois, lors d’une rencontre sur la contrebande organisée à l’auditorium de la faculté de médecine de Tlemcen, par le groupement régional de la gendarmerie, le général Tahar Othmani avait souligné que ce phénomène (de contrebande) allait en augmentant, précisant que des « gendarmes impliqués dans des affaires de corruption avaient été déférés devant la justice militaire »
Un récent rapport de la chambre de commerce, d’industrie et de services d’Oujda (Maroc Oriental) permet de comprendre l’ampleur du trafic entre les deux pays. Ce document révèle en substance que « 70% de l'économie de la région du Maroc oriental dépendent de la contrebande et le chiffre d'affaires moyen de cette activité est estimé à 6 milliards de dirhams par an. Le secteur informel emploie plus de 10 000 personnes et couvre l'essentiel des besoins de consommation ».
Des barrières coûteuses et inefficaces
Si côté algérien, on n’en a pas soufflé mot, en revanche, des associations marocaines opposées à ces réalisations de la honte (tranchées et grillage) sont montées au créneau. «Des expériences mondiales similaires démontrent que le mur séparant les Etats-Unis et le Mexique aurait coûté de 10 à 20 milliards de dollars et que la barrière de Melilla a été estimée à 33 millions d'euros. Des sommes faramineuses, sans compter les frais de maintenance et de fonctionnement» déplorent-elles. Et dont l’efficacité est largement remise en question.
A quoi servent réellement ces tranchées creusées, dès 2014, par l’armée algérienne pour, selon le gouvernement algérien « lutter contre la contrebande » et l’érection, en parallèle, d’un grillage barbelé par le gouvernement marocain sur le tracé frontalier pour « lutter contre l’immigration irrégulière et le terrorisme » si les mouvements transfrontaliers n’ont jamais cessé et les trafics en tous genres, notamment ceux de la drogue et de la migration irrégulière se sont curieusement intensifiés ?
Une intensification que les observateurs expliquent par le fait que « jusqu'à fin 2015, le trafic qui rapportait le plus (en dehors de la drogue) c'était celui du carburant. Un trafic toléré quelque part, car il se faisait au vu et au su de tout le monde… Une façon d'acheter la paix sociale et puis, il faut le dire, la corruption arrangeait tout le monde »
Si bien que, selon les mêmes sources, toutes les stations-service de l'extrême ouest algérien ne travaillaient que pour les trafiquants, parce que ces derniers payaient une majoration aux pompistes. Conséquence: les automobilistes honnêtes éprouvaient les pires difficultés pour s'en approvisionner. Ces trafiquants très visibles, qui faisaient des aller-retour jusqu’à la frontière à bord de semi-remorque et autres Mercedes vieux modèle, causaient des accidents mortels et ont fini par provoquer la colère des citoyens. Des protestations d’associations et de citoyens (en plus de la baisse du prix du pétrole) ont poussé les autorités algériennes à mettre fin à ce trafic, en creusant des tranchées.
Ceux qui versaient dans le trafic du carburant se sont tournés vers la contrebande de cigarettes et médicaments, entre autres. Ces "convertis" redoublent de férocité pour gagner autant qu'avant.
Mais les trafiquants sont plus tentés par le trafic de la drogue qui rapporte énormément comparativement à la contrebande de cigarettes et autres produits. Le trafic d’êtres humains est un autre commerce lucratif, qui, malgré les barrières, n’est pas prêt d’être endigué non plus.
Chéro Belli